Depuis l’abdication de l’Empereur Akihito en avril dernier et l’intronisation de son fils, l’Empereur Naruhito en octobre 2019, le serpent de mer de la succession au trône japonais refait surface, alors que la naissance (très surprenante pour beaucoup de commentateurs et connaisseurs de la famille impériale) du Prince Hisahito en septembre 2006 avait temporairement clôt les prémisses des débats de 2006 sur le sujet.

Or, le problème n’est toujours pas résolu, puisqu’après l’Empereur Naruhito, son frère le Prince héritier Fumihito (53 ans) et le fils de ce dernier le Prince Hisahito (12 ans), le seul héritier possible selon les lois actuelles de la Maison impériale est le Prince Hitachi (83 ans), « jeune » frère de l’Empereur Akihito.

Après lui : plus un seul héritier mâle direct.

Pour bien comprendre la situation, il faut faire un petit retour en arrière. En janvier 2005, le Premier ministre Junichiro Koizumi et son gouvernement entament des débats avec des spécialistes du droit et de l’Histoire japonaise afin de proposer des pistes permettant la survie (puisque c’est de cela qu’il s’agit) de la famille impériale. À l’époque, le Prince Hisahito n’est pas né, et personne, alors, n’imagine que cette naissance miraculeuse va venir sursoir (très temporairement) à la situation.

En réalité, d’ailleurs, des discussions secrètes avaient débuté dès 1997, sous le gouvernement de Ryutaro Hashimoto. Ces discussions secrètes continuèrent jusqu’en 2004, juste avant que Koizumi ne soit nommé Premier ministre. Et c’est sur la base des rapports secrets remis alors que les discussions officielles débutèrent en 2005.

D’emblée, ces propositions tournent très vite autour d’une idée principale : supprimer l’idée de ligne mâle afin que les femmes puissent monter sur le trône.

Une autre piste est aussi soulevée à l’époque : la possibilité pour le prince héritier et son épouse d’adopter un « enfant mâle » dans l’une des branches exclues de la succession par la nouvelle loi impériale de 1947 (fortement influencée par les exigences de l’occupant américain). Or, la loi de 1947 l’interdit formellement. Il s’agirait donc, dans tous les cas, de revoir complètement les lois de la Maison impériale.

Pendant ces débats, les ultra-conservateurs sont déjà au travail afin de miner toute tentative de changement de ces règles impériales d’un « autre temps » (1947 n’est pas si loin, mais ce qui partait au départ d’un « bon sentiment » – réduire les branches pléthoriques de la famille impériale en raison des soucis économiques évident du pays après la guerre – est devenu un casse-tête absolu pour sa survie même. Je reviens sur cet aspect plus loin).

Le propre cousin de l’Empereur Akihito, le Prince Tomohito de Mikasa, ira jusqu’à prendre parti dans le débat (ce que la famille impériale n’est pas censée faire) afin de proposer ni plus ni moins la réintroduction des concubines dans la famille impériale. Pratique qui n’a cessé que sous l’Empereur Taishō, autrement dit au début du XXe siècle.

Ce qui peut sembler une idée saugrenue, prend tout son sens lorsqu’on remet en perspective le fait que, pour ces ultra-conservateurs, la ligne mâle est devenue une forme de mythologie dans la mythologie de la famille impériale.

D’après eux, et les Historiens du XIXe siècle qui ont lancé les premières grandes lignes du mythe en question, la lignée impériale japonaise serait ininterrompue depuis l’Empereur mythique Jinmu qui serait monté sur le trône en 660 av. JC. Descendant direct de la déesse du Soleil Amaterasu, dont il aurait reçu en main propre les trois trésors du trône du chrysanthème : l’épée, le miroir et le joyaux qui sont présentés à tout prince héritier qui accède au trône, comme ce fut le cas lors des cérémonies de mai dernier. Selon cette légendaire lignée, le nouvel Empereur Naruhito serait donc le 126e Empereur en « ligne directe ».

En réalité, bien évident, les choses ne sont pas si simples !

  1. Il n’existe quasiment aucune preuve historique concrète pour une majorité des Empereurs « identifiés » avant le VIe siècle ap. JC. Notamment Jinmu.
  2. Quand bien même la descendance impériale après le VIe siècle serait plus « certaine », en réalité, celle-ci n’est absolument pas si « directe » que le discours conservateur veut bien le laisser croire. Beaucoup de ces Empereurs sont issus de concubines, et non des Impératrices en titre.
  3. Huit Impératrices ont régné sur le Japon par le passé (entre parenthèses, leurs dates de règne) : Les impératrices Suiko (592-628, première impératrice avérée historiquement) ; Kōgyoku (642-645) ; Saimei (655-661) ; Jitō (686-697) ; Genmei (707-715) ; Genshō (715-724, fille de la précédente) ; Kōken ou Shōtoku (749-758) ; Meishō (1629-1643) et, enfin, Go-Sakuramachi (1762-1771).

Bien entendu, ces Impératrices étaient considérées plutôt comme des régentes, dans l’attente qu’un enfant mâle soit en âge d’hériter du trône. Cependant, toutes ces femmes ont bien régné, et étaient reconnues au même titre que les Empereurs en titre qui les précédaient ou leur succédaient.

  1. Enfin, et surtout, étant données les relations familiales très complexes que le système des concubines engendraient, ainsi que le taux de mortalité infantile important jusqu’à une époque récente, en réalité, beaucoup d’Empereurs étaient des cousins, demi-frères ou même des cousins éloignés des Empereurs de la première heure.

Pour prendre un exemple récent, l’Empereur Taishō (1912-1926), fils de l’Empereur Meiji, n’était pas du tout un « fils légitime », puisque sa mère n’était pas l’Impératrice Shōken, mais une concubine du nom de Naruko Yanagihara. L’impératrice n’ayant pas eu d’enfants (d’où la proposition du Prince de Mikasa de réintroduire le système des concubines…).

En 2011, les discussions concernant la succession au trône ont repris, avec de nouvelles propositions (mais de nouveau dans le but de prévenir toute possibilité pour une femme de monter sur le trône) : non seulement que le Prince héritier et son épouse puissent adopter un garçon d’une des lignées impériales exclues en 1947 (l’Impératrice Shōken ayant accepté d’adopter le fils de la concubine Yanagihara, afin de lui donner une légitimité), mais aussi que les femmes encore membres de la famille impériale puissent fonder leur propre lignée après mariage, et restent ainsi membres de la famille impériale.

Depuis, en octobre 2019 une nouvelle suggestion s’est ajoutée à la liste : que les femmes de la famille impériale soient autorisées à épouser leurs cousins des lignées exclues en 1947. Afin que l’un des mâles de ces branches soit alors accepté/adopté dans l’ordre de succession.

Qu’est-ce que cela implique pour la famille impériale actuelle ?

Aujourd’hui, il reste six princesses dans la famille impériale : Aiko (fille de l’Empereur actuel) ; Mako et Kako (filles du Prince héritier Fumihito), Akiko et Yōko (filles du Prince défunt Tomohito de Mikasa) et Tsuguko (fille du Prince défunt de Takamado).

La princesse Aiko du Japon

La princesse Mako du Japon

La princesse Kako du Japon

La princesse Akiko de Mikasa

La princesse Yoko de Mikasa

La princesse Tsuguko de Takamado

L’idée serait donc que :

  1. L’Empereur et l’Impératrice adoptent un enfant mâle d’une des lignées impériales survivantes exclues en 1947.
  2. Que l’une des princesses actuelles épouse l’un de ses cousins d’une de ces branches survivantes.
  3. Que les conservateurs évitent à tout prix qu’une femme monte sur le trône, ou puisse fonder sa propre lignée après avoir épousé un roturier. Certains hommes politiques ayant même évoqué, lors des débats de 2005, la possibilité hérétique à leurs yeux, que l’une des princesses puisse avoir l’idée « d’épouser un étranger aux yeux bleus » était impensable (ce qui serait sans doute le pire crime de lèse-majesté qui puisse exister visiblement… ou le pire qui puisse arriver à une femme de la cour impériale… On ne sait jamais, vous savez bien les femmes sont tellement « irrationnelles » ?!). Bref… No comment sur ce délire raciste et paranoïaque.

Mais, qu’est-ce que cela signifie, du point de vue de ces branches survivantes ? Où en est-on exactement en ce qui les concerne ?

A ce jour, difficile à dire… Mais, il est de toute façon certain qu’une fois de plus il s’agirait d’une réformette temporaire qui ne résoudrait pas le problème sur le long terme.

Comme toutes les branches de la famille impériale, les branches exclues ont eu tendance à produire beaucoup plus de filles que de garçons ! Et, surtout, à avoir moins d’enfants que par le passé (à l’image de la société Japonaise dans son ensemble… Avoir des enfants au Japon coûtant très très cher).

Parmi les onze branches collatérales de la famille Impériales, pour la plupart issues de concubines, de frères et cousins des Empereurs Meiji et Taishō, six sont survivantes aujourd’hui, les familles : Kuni ; Kitashirakawa ; Kaya ; Asaka ; Higashikuni et Takeda.

Ces branches, ne comprennent aujourd’hui que très peu d’héritiers mâles célibataires et d’âge approprié pour épouser l’une des Princesses actuelles, et la branche Higashikuni n’en comporte aucun, le dernier héritier mâle Higashikuni étant né en 1974.

Par ailleurs, ces suggestions de mariages collatéraux ne feraient que renforcer la consanguinité de la famille impériale, déjà à l’origine de nombreux problèmes parmi les membres de la famille impériale actuelle. L’Empereur émérite Akihito ayant eu une santé fragile toute sa vie, qui a entrainé sa demande de se retirer avant d’attendre son décès comme c’est normalement l’usage. L’une des suggestions les plus absurdes de ce point de vue ayant été que le petit Prince Hisahito épouse sa cousine la Princesse Aiko à sa majorité !

Bref, avec leur délire de vouloir préserver la dynastie dans sa lignée strictement mâle, les ultra-conservateurs sont sans doute en train de favoriser l’extinction pure et simple de la famille impériale… Mais, peut-être, finalement, est-ce volontaire de leur part, afin de ne plus avoir qu’eux-mêmes au sommet de l’État japonais d’ici quelques décennies ? (Un grand merci à Olivier d’Abington pour cette analyse depuis le Japon)