Abbaye de Tihany

L’abbaye bénédictine de Tihany, perchée sur un promontoire rocheux dominant la presqu’île du lac Balaton, la « mer hongroise », avait été leur premier lieu de détention. Le 25 octobre, le père abbé avait vu arriver un général de l’armée hongroise, un ordre de réquisition en mains, ordonnant que soit préparé un logement pour recevoir les époux royaux. Un régiment de gendarmerie avait pris possession de la presqu’île, interdite désormais à la circulation.

Le lendemain, le père abbé avait envoyé une voiture de l’abbaye pour aller chercher Charles et Zita, dont le train spécial était arrivé à la gare d’Aszofô. Traités, le premier jour, comme des hôtes par le père abbé qui essayait d’adoucir leur séjour, ils furent soumis le lendemain à un régime de détention par trois officiers de l’Entente, arrivés le matin de bonne heure.

Surpris, Charles demanda à Simenvalfy la raison de leur présence.

  • Ils doivent s’assurer que le Roi n’a aucun contact avec l’extérieur et, par leur présence, ils garantissent la sécurité personnelle du Roi et de la Reine
  • Les Hongrois sont tombés bien bas, rétorqua Charles, ils enferment leur Roi et font appel à l’Entente pour servir de geôlier.

Chambre du couple royal à Tihany

Charles et Zita avaient été enfermés dans des cellules, gardées jour et nuit par des soldats en armes. Trois pièces, au premier étage du monastère, leur avaient été affectées. Les deux petites chambres et le salon situé en angle, malgré un plafond à double voûte ogivale assez bas, étaient confortables.

Salon à Tihany

C’était dans cette dernière pièce qu’ils avaient pu assister à une messe quotidienne, l’église baroque du monastère, située au bout du couloir, ayant paru aux autorités trop peu sûre pour les « dangereux malfaiteurs » qu’ils étaient. C’était aussi dans cette pièce que les moines, soumis à un contrôle strict, leur apportaient leurs repas.

Vue depuis leur salon-cellule à Tihany

Leur situation au premier étage de l’aile droite, loin de la porte d’entrée, au bout d’un couloir lui aussi tout en ogive, longeant le petit cloître, les soldats en faction permanente, la hauteur des murs, interdisaient toute tentative d’évasion qu’ils n’envisageaient d’ailleurs pas.

Couloir qui mène à leur cellule à Tihany

Pendant trois jours, ils avaient été soumis à une détention de droit commun, comme des criminels, sans aucune possibilité de communiquer avec l’extérieur. La seule nouvelle qui leur parvint fut la note de la Conférence des Ambassadeurs, confortant la demande d’abdication formulée par Horthy.

A Monseigneur Czernoch et au ministre Kanya, venus tout exprès, Charles avait opposé un refus catégorique et leur avait remis une déclaration.

« … Aussi longtemps que Dieu me donnera la force d’accomplir les devoirs, je ne saurai renoncer au trône de Hongrie, auquel me lie mon serment à la couronne ; je conserve tous les droits que me confère, en tant que Roi de Hongrie, la sainte couronne hongroise… »

Le 31 octobre, le gouvernement hongrois avait livré le Roi et la Reine aux puissances de l’Entente pour les emmener le plus loin possible de leur pays. De nouveau Charles avait émis deux protestations.

Avant de partir, il leur avait fallu faire leurs adieux à tous ceux qui avaient été avec eux jusque-là : Andrassy, Szecen et Boroviczeny qui, eux aussi, devenaient des proscrits et devaient fuir la vindicte du régent et de ses sbires.

Agnès von Boroviczeny, qui était arrivée dès qu’elle avait su sa Reine dans la détresse, et le comte Esterhazy, avaient seuls obtenu l’autorisation de les accompagner dans le premier voyage vers une destination inconnue de tous.

Le voyage avait commencé en train de Tihany à Baja. Là ils avaient été remis à la garde du commandant du Glowworn, le capitaine Snagge, pour la descente du Danube. Et comme chaque fois, éclataient des manifestations spontanées de loyalisme des populations venues pour saluer les souverains et, une fois encore, leur crier leur amour.

Le Glow worm

Le Glowworn continua sa descente du fleuve jusqu’à Moldova. Partout sur les rives, la population, autrefois leurs sujets, s’était massée pour les ovationner. Encore et toujours des « Vive le Roi ! Vive la Reine ! ».

La descente du fleuve devenant périlleuse, il fallut faire appel à un pilote, mais tous refusèrent. Ils ne voulaient pas conduire leurs anciens souverains sur la route de l’exil. L’Entente dut alors mettre le prix et offrir 10 000 couronnes à un Serbe qui, enfin, se laissa convaincre.

A Moldova, le Glowworn était obligé de s’arrêter, le fleuve n’y étant plus assez profond. Le trajet jusqu’à Orsova se continua en voiture. En territoire roumain, l’accueil fut aussi chaleureux qu’en territoire serbe. Les paysans et les ouvriers se mettaient à genoux au passage de la voiture.

Les soldats furent obligés de dégager le quai de gare à coups de baïonnettes pour qu’ils pussent monter à bord du train qui devait les conduire jusqu’à Galata, à la frontière de l’Ukraine.

Maintenant, c’était à travers la plaine roumaine que se poursuivait le voyage. Craiova, Ploiesti, Briala furent traversées. Dans les faubourgs de Bucarest, où le train s’arrêta un instant, le ministre de l’Intérieur sollicita l’autorisation de rencontrer Charles, mais le capitaine Snagge la lui refusa par peur que ce ne soit pour se moquer de ses prisonniers. Manifestement, les subtilités de l’usage des Cours lui avaient échappé : bien qu’adversaire durant la guerre, le Roi de Roumanie ne pouvait que venir compatir, par l’intermédiaire de son représentant, au malheur des souverains détrônés.

A l’arrivée en gare de Galata, Agnès von Boroviczeny et le comte Esterhazy, les larmes aux yeux, prirent congé. C’était désormais au comte et à la comtesse Hunyadi d’avoir l’honneur d’accompagner le Roi et la Reine sur la route de l’exil.

Le Danube n’était plus un fleuve mais un immense delta que traversa le petit navire de croisière Princesse Maria, ancien navire de luxe autrichien, une prise de guerre. A son bord, les prisonniers et leur suite eurent la surprise de retrouver dans leurs assiettes, pour le déjeuner, des mets d’autrefois, d’avant la guerre, comme on leur en servait à Schônbrunn. Le cuisinier voulait ainsi manifester son attachement à la dynastie que l’on exilait et qu’il avait servie avant guerre, dans l’humilité des cuisines impériales, puis pendant la guerre, comme cuisinier de l’archiduc Max. C’était un dernier goût de la vieille Europe, le dernier hommage des humbles à qui Charles et Zita avaient manifesté tant de sollicitude, du temps de cette splendeur impériale qu’ils n’avaient acceptée que par devoir et pour mieux se mettre au service de ceux qui souffraient.

Charles et Zita avaient, pour partir en exil, descendu le cours du fleuve au nom duquel, depuis des siècles, était associée leur dynastie.

Le Princesse Maria vint se mettre à couple du Cardiff, croiseur britannique de 5000 tonnes. Le capitaine Snagge avait rempli sa mission. Charles lui avait donné sa parole d’honneur de ne pas chercher à s’échapper. Tout s’était bien passé. Il dut donner à nouveau sa parole au capitaine du Cardiff, Lionel Maitland-Kirwan. Tout cela était bien inutile. Si Charles avait voulu échapper aux autorités de l’Entente, il aurait accepté la proposition de ses partisans avant d’être interné à Tihany. Fuir ? Mais pour où ? L’Empereur d’Autriche, Roi de Hongrie, ne pouvait pas devenir un fugitif courant les routes de l’Europe. Si Charles venait de refuser, une fois de plus, d’abdiquer, ce n’était pas avec l’espoir de retrouver un jour sa couronne, mais par fidélité à l’engagement sacré qu’il avait pris. Il n’avait prêté qu’un seul serment dans sa vie de monarque et il devait lui rester fidèle jusqu’à la mort. Rien ni personne ne pouvait délier un serment juré devant Dieu. Si les hommes l’empêchaient d’y être fidèle, c’était leur affaire. Mais lui, Charles d’Autriche, ne se parjurerait jamais.

A bord du Cardiff

Le jeune couple avait le cœur serré. Ils avaient appris que toute leur suite avait été expulsée de Suisse. A l’incertitude de leur sort s’ajoutait l’angoisse de les savoir à nouveau sur le routes. Où étaient les enfants ? Qui s’occupait d’eux ? Et les archiduchesses Maria-Teresa, Maria-Josefa, Maria-Annunziata, sans ressources, qu’allaient-elles devenir ? Quel pays allait accepter de les recevoir ? Et eux-mêmes, où les emmenait-on ?

Le passage du Bosphore les ramena deux ans en arrière. Mais ce n’était plus la belle Istanbul qui les avait fêtés. Le Sultan avait été déposé et la guerre perdue. La ville aux blancs palais, aux dômes étincelants, aux minarets altiers, n’était plus désormais qu’une suite de façades décrépites et lépreuses. La Méditerranée orientale ne voulait pas les laisser partir. Des tempêtes se succédèrent, allant jusqu’à empêcher le Cardiff d’avancer. Une fois la Sicile dépassée, le temps se calma un peu.

A Gibraltar, aucun de ceux qui voulurent venir les saluer, entre autres le Gouverneur et son épouse, n’y fut autorisé.

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Arrivés aux confins de la Méditerranée, ils apprirent enfin leur destination finale. La nouvelle était tombée : « Destination Madère, appareillage immédiat ! ». Mais là encore, les éléments ne voulaient pas les porter vers leur lieu d’exil. Il fallut remettre le départ au lendemain.

Du pont du navire, Charles et Zita regardaient s’éloigner les rivages de l’Europe, dans le silence d’un immense chagrin, celui de n’avoir pas réussi à sauver ce qui pouvait encore rester de l’Europe d’autrefois. (Merci à Cosmo pour ce dossier)