unnamedii

Lorsque l’émissaire envoyé par Horthy, le colonel Svoy, arriva, il fut convenu avec lui d’arrêter les hostilités jusqu’à huit heures le lendemain matin. La locomotive refit le trajet en sens inverse. Des passagers embarqués à son bord, seul Hegedùs manquait. Il restait avec le colonel Svoy pour déterminer la ligne de démarcation entre les troupes de Charles et celles de Horthy.

En maître du jeu, le général félon plaça les premières de telle sorte qu’elles se trouvassent, à la reprise des hostilités, sous le feu des secondes. Puis, sa besogne achevée, il retourna voir Charles.

  • Je demande instamment à Votre Majesté de me relever de mes fonctions, demanda-t-il. Je viens d’apprendre que mes deux fils combattent parmi les troupes du régent.
  • Vous auriez pu les rallier à notre cause, répondit Charles avec amer

Mais dans de telles conditions, il ne pouvait qu’accepter sa démission. Le général Lehar semblait si confus de la défection de celui qu’il avait recommandé que Charles n’osa pas lui faire de reproche. De toutes façons il n’en était plus temps, il fallait organiser les forces pour la bataille qui devait le lendemain les mener à la victoire. Ils étaient tous réunis peu avant la tombée de la nuit, ministres et officiers, confiants en l’avenir.

–  Vous irez avec le Docteur Gratz rencontrer la délégation de Horthy, à huit heures, ordonna Charles à Lehar. Ostenburg restera à mes côtés. Je dirigerai moi-même l’attaque, s’ils ne répondent pas à nos exigences. Il faut faire venir en renfort les troupes de Komarom.

Puis Charles se retira avec Zita, dans le wagon sanitaire qui était leur demeure depuis deux jours. Epuisés, ils ne tardèrent pas à s’endormir.

Les sentinelles avaient été postés pour veiller sur le sommeil de tous et dans le camp, après l’extinction des feux, ce fut le grand silence. Mais pendant qu’ils se reposaient, confiants eux aussi en l’avenir de leur pays, maintenant que leur Roi était parmi eux, les troupes du régent, suivant les instruction de Hegedùs, les encerclaient furtivement et prenaient leurs positions pour l’assaut du lendemain.

Il était sept heures et demie du matin quand un messager du régent arriva au camp royal pour annoncer qu’en réalité, la trêve avait pris fin à cinq heures du matin.

Le général Lehar et le Dr Gratz partirent immédiatement rencontrer les émissaires du régent et protester contre cette félonie. Mais à peine avaient-ils quitté le camp que les troupes de Horthy, placées sur les hauteurs, attaquèrent sans prévenir et donnèrent l’assaut à des troupes qui se défendirent d’autant moins qu’elles n’étaient pas en ordre de bataille et attendaient les renforts du régiment de Komarom.

Certains purent se saisir de leur armes et opposer malgré tout une résistance, mais en vain. Les troupes du régent savaient depuis la veille comment elles devaient opérer, Hegedùs leur avait révélé le dispositif de défense des troupes royales.

Les conditions de la reddition du Roi étaient même déjà convenues quand Lehar et Gratz arrivèrent à la négociation. Le régent exigeait que les hommes déposent les armes immédiatement et les remettent à ses troupes afin d’obtenir sa clémence. Quant à Charles, il ne lui restait qu’à signer son acte d’abdication !

Lorsqu’ils revinrent vers le train royal, ils trouvèrent la confusion la plus totale. Un groupe important de fidèles était autour du Roi et de la Reine, réfugiés dans la petite gare de Buda-Ors. Le canon se remit à tonner, des rafales de mitrailleuses partaient dans tous les sens. Le train royal fut pris pour cible. Boroviczeny, craignant pour la vie des souverains, donna l’ordre au conducteur de repartir en marche arrière.

–  Il faut mettre le roi à l’abri, cria-t-il. Vite, embarquez, Majesté.

A ce moment-là, refusant l’idée de la défaite, le général Lehar et le major Ostenburg remontèrent le long du convoi qui ramenait les troupes vers l’arrière.

–  Allez ! Tous au combat ! Nous devons nous battre jusqu’à notre dernière goutte de sang !

Certains hommes de troupe, reprenant courage, quittèrent les wagons pour se mettre en position d’attaque.

Mais au moment où Lehar et Ostenburg passaient à la hauteur du wagon royal, Charles leur cria :

–  Arrêtez, revenez ici ! J’interdis que l’on continue à se battre. Cela n’a plus de sens maintenant.

Ils ne purent que s’incliner devant l’ordre du Roi. Leur nombre était supérieur, leur bravoure et leur foi sans pareilles, mais ils avaient perdu la bataille, trahis par la félonie de l’un des leurs.

unnamedrt

Charles et ses hommes étaient allés au combat comme les chevaliers des temps jadis, Horthy et les siens comme les combattants de l’ordre nouveau des dictatures qui s’installaient en Europe.

L’ensemble du convoi repartit en marche arrière vers la gare de Bickse, à une vingtaine de kilomètres de là. Charles, avant de partir, avait donné l’ordre aux troupes de se rendre afin de bénéficier de la clémence promise par le régent. Seuls les officiers et les ministres restaient encore avec eux. Zita, qui de son côté s’était occupé des blessés pendant la courte durée du combat, insista pour que l’on continuât à le faire. Personne ne parlait dans le wagon royal, chacun respectant le silence de l’autre. Il n’y avait pas de réponse aux questions qu’ils pouvaient se poser. Le général Hegedüs, étant du voyage, eût été le seul à pouvoir expliquer ce qui s’était passé. Personne à bord du train ne soupçonnait qu’il était le responsable du désastre qu’ils venaient de subir.

unnameduu

Le comte François Esterhazy, fidèle à sa tradition familiale, avait rejoint le convoi royal qui partait au combat deux jours auparavant. Il finit par rompre le silence.

–  Je prie Vos Majestés de bien vouloir accepter l’hospitalité de ma demeure à Totis, leur dit-il, la voix voilée par l’émotion.

Charles et Zita acceptèrent avec gratitude, car l’offre du comte Esterhazy n’était pas sans danger pour lui. Horthy et Gômbôs venaient de gagner la partie et ils feraient payer cher à ceux qui avaient soutenu la tentative de Charles. Sa promesse de mansuétude ne valait que pour les soldats.

Lorsque le train s’arrêta à la gare de Totis, Charles et Zita eurent la surprise de la voir noire de monde. Toute une foule était là qui criait :

–  Vive le Roi ! Vive la Reine !

Mais ces acclamations ne sonnaient plus à leurs oreilles comme les jours précédents. Ils durent sourire et remercier tous ceux qui leur manifestaient ainsi à nouveau leur amour, mais dans leur cœur et dans leur âme, ils savaient bien que tout cela n’était plus que sentimentalité ; rien ne pouvait soulager leur détresse d’avoir échoué à donner à la Hongrie la paix et la justice.

Le comte Esterhazy avait fait prévenir de leur arrivée et avait ordonné que ses plus beaux équipages fussent à la gare pour les emmener. Et ce fut toujours sous les acclamations de la foule que Charles et Zita prirent place dans une superbe calèche de gala, menée par un cocher et accompagnée de deux laquais en grande livrée aux couleurs des Esterhazy. Les autres calèches de gala emportèrent les fidèles. Dans la foule qui ovationnait les souverains au moment de leur départ, le général Hegedûs n’était pas le dernier à se manifester. Mais sitôt les voitures hors de vue, il se précipita vers le télégraphe pour annoncer au régent la réussite complète de leur plan.

Pendant ce temps, à Hertenstein, les habitants du château étaient soumis aux interrogatoires de la police helvétique. Interrogatoires bien inutiles, car seul Werkmann était au courant du projet, sans y avoir prêté son aide, et il n’était pas prêt à déclarer quoi que ce soit.

Il avait passé de bien mauvais moments depuis leur départ. Tout d’abord, il lui avait fallu voir les enfants préparer une fête pour l’anniversaire de mariage de leurs parents à leur retour. Son cœur s’était serré à la pensée de leur déception quand ils apprendraient la vérité. Il lui avait fallu annoncer la nouvelle à l’archiduchesse Maria-Josefa. Et puis il lui avait fallu faire face à la presse. A l’exception des Français qui voyaient la restauration avec bienveillance, les journalistes étaient tous hostiles, la presse conservatrice suisse en tête. Et enfin il lui avait fallu affronter les autorités furieuses, s’estimant flouées par Charles.

–  Le Roi a manqué à sa parole ! avait-il entendu plusieurs fois. Il avait beau défendre la position de son maître, rien n’y faisait.

Le capitaine de frégate Schonta et le comte Ledochowski ne furent pas mieux traités. Tout l’entourage, regardé avec suspicion, était désormais indésirable en Suisse.

Et, alors que Charles et Zita arrivaient au château du comte Esterhazy, le Conseil Fédéral décidait de leur expulsion à tous.

Au château de Totis, le comte et la comtesse Esterhazy firent tout pour essayer d’adoucir le sort de Charles et de Zita. Dans la grande demeure illuminée, un dîner de gala fut servi dans le respect de l’Etiquette en vigueur à la Cour. Les Esterhazy, les Andrassy, les Boroviczeny, les Rakovski, furent une dernière fois à la hauteur du rôle que leurs familles avaient rempli auprès des Habsbourg pendant des siècles. Mais désormais, tout cela n’était plus qu’apparence. La réalité était à l’extérieur du château. Le Roi et la Reine de Hongrie étaient des prisonniers en sursis. Les gardes postés à l’extérieur étaient là, qui pour les protéger, qui pour les surveiller.

unnameduuuu

Quand tout le monde fut couché, vers deux heures et demie du matin, on frappa à la porte du château.

  • Ouvrez, au nom du régent, dit une voix d’homme.
  • Qui est là ? demanda le garde.
  • Le lieutenant Kovary, de l’armée nationale.

Le garde ouvrit alors la porte du château et aussitôt une bande de cinq hommes armés s’engouffra dans la demeure, menaçant le garde de leurs baïonnettes, puis les hommes s’égayèrent à l’intérieur.

Ils ouvrirent les portes des pièces du rez de chaussée, l’une après l’autre. Les gardes en faction dans la maison ne pouvaient retenir leur avance. Les intrus demandaient où se trouvaient le Roi et la Reine.

– Je vais lui fourrer une grenade dans la poche à celui-là, quand je le trouverai ! dit l’un des hommes.

Kovary arriva dans une pièce où dormait un lieutenant

  • Que voulez-vous et qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.
  • Nous sommes ici par ordre de Son Altesse le régent pour désarmer les gardes du Roi et nous charger de le garder à leur place.
  • Je suis désolé, répondit le lieutenant, mais je n’ai d’ordre à recevoir que du Colonel Simenfalvy qui est seul autorisé à représenter le gouverner

Le comte Esterhazy, au premier étage, réveillé par tout ce vacarme, ordonna immédiatement de doubler la garde en faction devant l’appartement de Charles et de Zita, puis se précipita au rez de chaussée.

Il fit irruption dans la salle où le lieutenant parlementait avec Kovary. Un pistolet dans chaque main, Esterhazy donna l’ordre au lieutenant de le désarmer.

Les gardes du château arrivèrent à la suite de leur maître. Les sbires de Kovary revinrent sur ces entrefaites et, après un corps à corps, ils furent faits prisonniers.

L’armée nationale, appelée par téléphone, vint les chercher. Avant de quitter le château, menottes au poignets, Kovary jeta :

–  De toutes façons, on l’aura le Charles !

Le bateau de guerre anglais Glowworn descendait le Danube. A son bord, Charles et Zita regardaient défiler les paysages de ce qui avait été leur empire. L’automne avait rendu les berges du fleuve plus sévères. Au loin, les grands arbres dénudés, entourant les champs de terre noire retournée, augmentaient encore la tristesse du paysage. Puis ce furent les faubourgs de Belgrade, où avait été fomenté l’assassinat de François-Ferdinand, huit ans plus tôt. La capitale de la nouvelle Yougoslavie, enrichie des gains de la guerre, étalait ses nouveaux quartiers le long du fleuve.

L’hospitalité du comte Esterhazy n’avait été qu’un moment de répit. Le surlendemain, l’ordre était arrivé par la voix du colonel Simenvalfy. Il leur fallait gagner l’Abbaye de Tihany. L’envoyé de Horthy avait voulu procéder à l’arrestation des derniers fidèles de Charles, Andrassy, Rakovsky, Gratz et Boroviczeny. Le Roi s’y opposa. Il refuserait de quitter Totis si on arrêtait ses amis.

  • Vos Majestés doivent fuir, leur avait proposé le comte Esterhazy. Il est encore temps de déjouer la vigilance des gardes. Au milieu de vos partisans, vous serez à l’abri.

Après avoir consulté Zita sur cette proposition, Charles répondit :

  • Mon cher comte, je vous remercie de tout de que vous avez fait pour nous jusqu’à présent. Mais j’ai décidé d’obtempérer.
  • Sire, insista Surpris, Charles demanda à Simenvalfy la raison de leur présence.
  • Ils doivent s’assurer que le Roi n’a aucun contact avec l’extérieur et,
    par leur présence, ils garantissent la sécurité personnelle du Roi et de la
  • Les Hongrois sont tombés bien bas, rétorqua Charles, ils enferment leur Roi et font appel à l’Entente pour servir de geôlier.
  • Esterhazy, nous devons organiser une résistance dans le pays pour remettre Votre Majesté sur le trône.
  • Non, je ne veux pas déclencher une guerre civile, répondit Charles avec fermeté. Et puis, la décision n’est plus tant dans les mains de Horthy que dans celles de l’Entente.

unnamedrtttt

Esterhazy comprit qu’il ne servait à rien d’insister. Le Roi et la Reine se rendaient pour leur éviter le pire. (Merci à Cosmo pour ce dossier)

Demain (suite et fin) : le chemin de l’exil