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En ce jour de fête nationale en Roumanie qui commémore en fait la constitution de la Grande Roumanie , voici un extrait des mémoires de la reine Marie de Roumanie publiées aux éditions Lacurne.

« Avant Noël !… et on devait attendre quatre Noëls avant d’arriver à la paix. Mais pour l’Oncle il ne devait pas y avoir d’autre Noël. Il n’était pas destiné à voir la fin de la guerre, malgré l’intérêt passionné avec lequel il en suivait les péripéties. Il mourut pendant son sommeil dans la nuit du 9 au 10 octobre.

Mon mari et moi nous nous absentions rarement de Sinaïa ; mais alors nous nous trouvions, par hasard, à Bucarest. On avait jugé de bonne politique de nous faire paraître dans la capitale, pour dissiper les rumeurs de notre prétendu départ, et opportun de nous faire assister aux courses, afin que le public nous vît en chair et en os.

Nando devait passer la nuit à Cotroceni, et moi j’avais promis à Marthe Bibesco de dîner chez elle à Mogoshoaïa. Nous ne devions rentrer à Sinaïa que le lendemain.

Le 10 octobre de grand matin, j’appris par un coup de téléphone du prince Stirbey que j’étais Reine…

On m’a souvent demandé mon impression à ce moment, et j’ai répondu en toute franchise que ce fut une des plus fortes émotions de ma vie. J’avais toujours envisagé l’événement et m’y étais préparée, mais lorsqu’il se produisit, le choc fut terrible.

J’avais pleine conscience de ma responsabilité en ces temps critiques où la situation de l’Europe et celle de notre pays étaient d’une si extrême gravité. Nous entrions dans une nouvelle ère politique ; chaque geste, chaque décision aurait une importance capitale. Ce fut un moment solennel. Je ne m’effrayais pas, bien qu’une nouvelle porte s’ouvrît sur la vie. Nous étions sur le seuil. Qu’allons-nous trouver au delà ?

J’étais la même femme qu’hier, mais je me sentais séparée du passé comme par le tranchant d’une épée. Plus de retraite possible ! plus de refuge, nous étions en pleine lumière aveuglante. Quelque chose de notre passé venait de mourir, et de cette mort sortait une vie nouvelle. Responsabilité sans bornes, mais aussi que de possibilités si nous étions à la hauteur de notre tâche, et assez forts pour dominer le jour qui se levait !

Un gobelet d’or que j’offris à mon mari à ce moment, portait cette inscription : « Demain peut être a toi, si ta main est assez forte pour le saisir ».

Oui, c’est ce que j’éprouvais à cette heure, où je m’agenouillai auprès du lit mortuaire du vieux Roi et que je contemplai pour la dernière fois son visage à peine plus pâle que pendant que pendant sa vie. Devant ce visage calme et serein dans le repos si bien mérité, – instinctivement et lèvres closes, je prêtai serment à son suprême silence :

« Ne crains rien, Oncle, nous continuerons courageusement. Ta main fut lourde, tu as tourmenté ma jeunesse, mais fidèle à tes principes tu as été juste et impartial. Je n’oublierai pas tes enseignements, bien que j’aie été lente à apprendre et à mûrir, et, agenouillée ici auprès de toi, sachant bien que tu n’as plus d’ordre à me donner, – je sens que tu as encore un message pouf moi, ta nièce autrefois rebelle. Oui, Oncle, j’essaierai d’être ce que tu as été, fidèle jusqu’à la mort, – aimant le pays, comme tu l’as aimé. Si Dieu veut, nous continuerons ton œuvre, fidèlement, courageusement. Amen. »

Aunty, toute drapée de noir et entourée de dames éplorées, était plus démonstrative que jamais. Elle ne cessait de répéter comment le roi était mort dans ses bras, tandis qu’elle tâtonnait dans l’obscurité pour atteindre un bouton électrique. Mort admirable pour lui, mais coup terrible pour elle.

Mes enfants se pressaient autour d’elle. Nando lui serrait la main ; mais l’Oncle demeurait muet ; sa tâche était accomplie.

Je passe sur les détails trop nombreux concernant cette période, bien qu’ils soient profondément gravés dans ma mémoire et je préfère reprendre une citation d’un livre que j’écrivais à ce moment-là, qui résume tout en un seul tableau et rend fidèlement mon état d’âme d’alors :

« En tournant la dernière de ces pages, j’y scelle ma jeunesse.

Jours de lutte, jours d’illusions, jours de déceptions, jours de repentir, jours de doute, jours de renouveau, jours d’amour, jours de révolte… jours de ma jeunesse.

Jours d’orage ou de soleil, jours de succès parfois tardifs, jours riches en possibilités, jours pesants de craintes et de doute, jours pleins de lumière, de peur et d’espoir, jours frémissants de joie ou de douleur – jours chauds, merveilleux, bouillonnants de vie et d’énergie – jours de ma jeunesse !

Jours où je tremblais et jours où je riais, jours où tout semblait possible, jours où chaque pas était un effort, mais jours où mes pieds ailés effleuraient le sol… jours de ma jeunesse ! »

Et voici un souvenir que rien ne pourrait arracher à mon âme.

Ce matin-là j’étais Reine ! Reine d’un peuple qui lentement avait appris à me connaître. Reine à l’instant où toute l’Europe n’était qu’un brasier, dont les flammes atteignaient déjà nos frontières. J’étais Reine ! Une page nouvelle et redoutable s’ouvrait devant moi, imposante par ses possibilités ignorées, lourde de menaces inconnues !

Nous étions à la séance solennelle du Parlement où le nouveau Roi prêtait serment en présence de son peuple. Le maître d’hier avait disparu, et celui d’aujourd’hui, avec tout son espoir et ses aspirations, se trouvait en face de ses sujets, au seuil d’une vie nouvelle. Il n’était ni aimé ni détesté ! c’était un livre fermé. – Personne ne connaissait ses pensées, mais il pouvait devenir l’aube d’une époque de grandeur, le réalisateur d’un rêve longtemps caressé.

Le visage caché sous mon voile de deuil, je me tenais un peu à l’écart, entourée de mes enfants. Les battements de mon cœur étaient les pas du Destin. Je distinguais à peine les paroles de Nando, mais j’entendais comme on acclamait le Roi de demain un long tonnerre d’applaudissements fit retentir les voûtes. Et puis, soudain, mon nom retentit dans l’air :

REGINA MARIA !…

REGINA MARIA !…

Et leur manière de prononcer mon nom vibrait comme un espoir…

REGINA MARIA !…

Je sentis que je devais découvrir mon visage et que nul voile de deuil ne devait s’interposer entre l’assemblée et moi. Une énorme clameur s’éleva sous le dôme, se prolongeant dans l’air, – formidable explosion jaillie de mille cœurs.

REGINA MARIA !…

Face à face, nous nous regardions alors, mon peuple et moi. Ce fut mon heure, – l’heure qu’il est donné à fort peu de vivre, – car à cet instant ce n’était plus une idée, une tradition ou un symbole qu’on acclamait, mais une femme qu’on avait appris à aimer.

En ce moment-là je compris que j’avais gagné la partie ; l’étrangère, la jeune fille d’au-delà des mers, n’était plus une étrangère. Chaque goutte de mon sang appartenait à la Roumanie.

Les déceptions, les chagrins, les malheurs, pouvaient survenir, car nous sommes-nous pas entre les mains de Dieu ? Mais cette heure, lorsque nous nous regardions les yeux dans les yeux, lorsque mille visages se tournaient vers moi, était en vérité mon heure, et c’est sur cette vision que je ferme ce livre. »

« Histoire de ma vie », de Marie de Roumanie, présentée par Gabriel Badea-Päun, éditions Lacurne, 29€. Préface de S.A.R. la princesse Marie de Roumanie, arrière-petite-fille de l’auteur.Sortie prévue le 4 décembre 2014.