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Le 1er mars 1881, Alexandre II (1818-1881), le tsar réformateur, est assassiné. Pour les Juifs de Russie ce fut le début de la catastrophe. Sous le règne de Nicolas Ier, leur situation n’avait pas été bonne. Plus de 600 décrets, ordonnances et arrêtés avaient, en trente ans de législation anti-juive, limité de façon drastique les activités de cette communauté de manière à les obliger à une assimilation forcée. Ils ont du renoncer à leurs particularismes linguistiques, vestimentaires, scolaires. Les soldats et policiers avaient le droit de couper leurs longs cheveux de part et d’autre du visage des hommes, d’arracher leurs lévitiques, vêtements traditionnels, ou d’ôter les foulards des femmes.

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Juif de Galicie

Le service militaire leur avait été imposé avec des périodes pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans. Les conseils religieux, les “kahals”, avaient été interdits. Toutefois, les écoles primaires russes avaient été ouvertes aux enfants juifs, sans obligation de conversation pour assister aux cours.

Il est difficile de savoir si ces mesures n’étaient que discriminatoires contre une population honnie ou si elles relevaient d’un désir d’assimilation de populations retardées. Maurice de Hirsch avait porté un jugement sévère sur les religieux juifs de l’Empire Ottoman qu’il accusait d’obscurantisme volontaire. Et il est possible qu’il ait porté le même jugement sur les juifs de Russie. Cependant le libéral athée qu’il était s’offusquait de la brutalité des méthodes employées.

 

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Juifs dans un shtetl en Pologne russe

Lors du Congrès de Berlin en 1878, la question des populations juives de Russie avait été longuement évoquée. Les Puissances, contre la volonté de la Russie représentée par le chancelier Gortchakoff, avaient exigé des pays issus des traités, Roumanie, Serbie et Bulgarie, que les Juifs aient un véritable droit de citoyenneté, comme en France, en Allemagne, en Autriche ou en Angleterre. Gortchakoff avait objecté “qu’il n’y avait pas lieu de confondre les Juifs évolués de Paris, de Berlin, de Londres ou de Vienne, auxquels ils était impossible de refuser les droits civiques, avec ceux de ces pays ou de certaines provinces de Russie, qui représentaient un véritable fléau pour les populations autochtones.” Sa position avait le mérite d’être claire. Bismarck lui avait répliqué que la situation des Juifs russes résultait de leur absence de tout droit.

Seule la Bulgarie de Ferdinand obtempéra aux demandes des Puissances.

Alexandre II avait été couronné en 1856 et le Congrès de Berlin se passait alors qu’il était sur le trône. Cependant parmi les mesures prises par le nouveau souverain, il y avait l’interdiction de pogroms – un seul en 1871 durant tout son règne – et une amélioration de leur statut civil. Ils obtinrent le droit de voter et se faire élire à certaines assemblées provinciales, ils obtinrent la liberté d’entreprendre et de commercer en dehors des zones qui leur avaient été affectées jusque là. Il en fut de même pour les professions libérales. Des grandes fortunes juives s’édifièrent alors comme celles des Günzburg et des Poliakoff, dont il sera parlé ci-après.

Le Tsar avait fait supprimer les quotas de juifs dans les écoles et à l’université, de manière à favoriser l’assimilation par le savoir. En fait Alexandre II souhaitait libérer les Juifs comme il l’avait fait avec les serfs. Il y avait une étudiante juive parmi les terroristes qui l’assassinèrent. Ce fut le début de la grande vague d’antisémitisme violent qui emporta la Russie dans un premier temps, puis l’Europe après 1918. Les Juifs russes étaient désormais considérés comme des régicides.

 

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Alexandre III (1845-1874)

 

Alexandre III, le nouveau tsar, avait la réputation d’être moins intelligent que son père, moins ouvert au progrès et à l’Occident. Il était aussi d’une religiosité frisant le superstition. Il fut à la hauteur de sa réputation. Son règne débuta par une répression anti juive massive avec comme objectif de débarrasser la Russie de ses Juifs.

Deux hommes furent à la tête de ce système : Pobiedonostsev et Ignatieff. Le premier nommé Procureur Général du Saint-Synode, en fait chef de l’Eglise orthodoxe, était célébré pour son antisémitisme fanatique. Il déclara : “ Un tiers des Juifs sera contraint d’émigrer; un tiers finira par se convertir ; un tiers mourra de faim” ( cité par Simon Doubnov dans Histoire du peuple juif – Editions du Cerf 1994). Le deuxième était ministre de l’intérieur et le chef de la Société Sainte, une organisation de militaire et d’aristocrates ultra-réactionnaires.

 

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Constantin  Pobiedonostsev  (1827-1907)

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Comte Nicolas Ignatiev(1832-1908)

Le premier pogrom éclata le 15 avril 1881, un mois et demie après l’assassinat d’Alexandre II, à Elisabethgrad. Le 26 avril, ce fut à Kiev,  puis à Varsovie, à Balta et partout dans toutes les provinces de l’Empire. C’était chaque fois la même chose, une masse composée de miséreux, d’ouvriers et de paysans s’attaquaient aux maisons juives et à leur habitants. La police attendait toujours la fin du massacre pour intervenir.

Cette série de pogroms avait peut-être pour objectif de détourner la colère des masses en la concentrant sur les juifs.

Les pogroms se doublaient de mesures administratives annulant toutes les concessions du règne précédent. Alexandre III promulgua une série de mesures contre les Juifs, que l’on appela les « lois de mai ». Elles disposaient notamment :

  • Une interdiction faite aux Juifs de résider hors des villes et des bourgades.
  • Une suspension temporaire de l’enregistrement des transferts de biens immobiliers et des hypothèques aux noms de Juifs. Il était en outre fait interdiction aux Juifs d’administrer ces biens.
  • Une interdiction faite aux Juifs de commercer le dimanche et les jours fériés chrétiens.

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Pogrom en Moldavie en 1903

Voici ce qu’écrit Berel Wein, dans Triumph of Survival (p. 173), à propos du règne d’Alexandre III : “Les expulsions, les déportations, les arrestations et les brutalités sont devenues le lot quotidien des Juifs, non seulement des classes inférieures, mais même des classes moyennes et de l’intelligentsia. Le gouvernement d’Alexandre III déclara la guerre à ses habitants juifs… Les Juifs étaient pris en chasse et poursuivis, et l’émigration leur apparut comme le seul moyen d’échapper à la terrible tyrannie des Romanov.”

Le nouveau tsar, toutefois, devant l’effet désastreux de l’image que donnait la Russie, ordonna que cessent les massacres. Mais Ignatieff réussit à le convaincre que ces violences étaient parfaitement justifiées car la responsabilité en incombait aux Juifs.

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Fuite après un pogrom

Terrifiés, des milliers de Juifs quittèrent leur résidence pour tenter de fuir à l’étranger. La ville de Brody en Galicie à la frontière de l’Autriche  en vit arriver 24 000  entre  1882 et 1883, dans un état de misère effroyable. Alerté, Maurice de Hirsch offrit un crédit illimité à ses représentants, Emmanuel Veneziani et Charles Netter, fondateur avec Adolphe Crémeux de l’Alliance Israélite Universelle en 1860 .

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Brody en Galicie

Au-delà l’aide immédiate, il fallait préparer l’émigration de ceux qui le souhaitaient et le pouvaient et aider au retour chez eux de ceux qui, par faiblesse, ne pouvaient pas partir. Il aurait alors dépensé la somme de six millions de francs-or – environs 18 millions d’euros.

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Comte Dimitri Tolstoï (1823-1889)

Le tsar remplaça Ignatieff par le comte Dimitri Tolstoï qui effrayé par les désordres engendrés par les pogroms y mit fin, permettant le retour en Russie de ceux qui avaient fui sans trouver de vrai refuge ailleurs. La question de l’accueil était extrêmement complexe car certains pays comme les Etats-Unis étaient de plus en plus réfractaires à recevoir ces populations incultes et non formées, d’autres, en Europe, en Afrique ou Asie acceptèrent de les recevoir grâce à l’appui que Maurice de Hirsch avait dans les communautés juives locales.

Certains avaient émigré en Palestine, d’où la misère qui y régnait les chassa rapidement, à l’exception de quelques-uns qui fondèrent les premières colonies agricoles juives, grâce aux secours que le baron leur fournit, bien qu’il fut hostile au retour en Palestine.

Ces pogroms furent sans doute ce qui déclencha chez Maurice et Clara de Hirsch le désir de porter secours à leurs coreligionnaires de façon constructive et systématique et non par une aide momentanée des plus miséreux. Maurice procéda alors à une évaluation de sa fortune afin de savoir de combien il pouvait disposer pour aider les juifs russes, sans léser Lucien, son fils.

Le comte Tolstoï, sous la pression de Pobiedonostsev, surnommé “Le Grand Inquisiteur”, dut renforcer l’appareil de représailles administratives contre la population juive.

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Baron Horace de Günzburg (1833-1909)

A partir de 1888, le droit de résidence des catégories professionnelles tolérées, médecins, avocats, commerçants, dans le district de Moscou fut limité. L’accès aux grades d’officiers de l’armée limité aussi à 5% des effectifs. Puis on interdit l’accès aux professions juridiques et au barreau. On limita l’accès des élèves juifs dans les écoles primaires puis, sur l’ordre de Pobiedonostsev, ce furent les les lycées et l’université qui virent leurs quotas de juif limités à 5% et 3% à Moscou.

Les barons Joseph et Horace de Günzburg, père et fils, avaient fondé en 1863 un réseau d’écoles primaires pour aider les Juifs, la Société Pour la Propagation de l’Enseignement Primaire en 1863, sous Alexandre II. En 1886, au vu de l’interdiction des écoles d’Etat, elle ne pouvait plus faire face aux demandes et les Günzburg s’étaient adressés à Maurice de Hirsch. Ce dernier avait offert cinquante millions de francs pour favoriser l’émigration des juifs russes mais cette idée avait été refusée par la communauté juive, arguant qu’il avait mieux les aider à rester sur place que les obliger à quitter leur terre natale. Hirsch se rendit à leurs arguments et ce d’autant plus facilement qu’il rencontrait des résistances aux Etats-Unis et au sein même de l’Alliance Juive Internationale. Il accepta de donner ces cinquante millions pour aider l’éducation des juifs russes.

Le 18 août 1887, soit après la mort de Lucien, il envoya une première version des statuts se la fondation qu’il comptait créer à Samuel de Poliakoff, qui était le beau-père de son frère James de Hirsch.

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Baron Samuel de Poliakoff (1837-1888)

Cinquante millions de francs donc, soit environs cent cinquante millions d’euros (mais en réalité la valeur d’utilité de la somme était bien supérieure ) devaient être consacrés à “une oeuvre philanthropique destinée à se réaliser sur le territoire de l’empire russe qui serait assurée de rencontrer l’aide et la sympathie du gouvernement de Sa Majesté Impériale, le Tsar” Et il continue “ J’ajoute qu’en prenant cette initiative, je ne suis nullement guidé par des idées de propagande religieuse, que si je consacre de préférence des efforts à l’amélioration du sort de mes coreligionnaires les plus démunis, c’est surtout dans l’idée qu’ils peuvent avoir un plus grand besoin d’un pareil secours…je suis tout aussi disposé à intervenir en faveur des écoles russes en général et que j’envisage de faire cet effort simultanément avec la fondation destinée aux Israélites en créant une deuxième fondation au chiffre de…que je mettrai à la disposition de Son Excellence Monsieur Pobiedonostsev…chef du Saint Synode de Saint-Petersbourg.” ( lettre à Samuel de Poliakoff le 18 août 1887)

Mais Maurice de Hirsch n’a aucune confiance dans le gouvernement russe et il stipule que le capital doit être déposé dans une banque française et que les intérêts servant à financer les objectifs de la Fondation doivent être versés à un comité rattaché au ministère de l’Instruction publique russe, après avoir reçu l’autorisation du fondateur. Ce comité devait être composé de douze membres, dix israélites désignés par le fondateur et deux chrétiens proposés par le ministère. Il met en outre directement un million de francs à disposition de l’Eglise orthodoxe.

Hirsch avait confiance en Alexandre III que ses amis, le prince de Galles, le général marquis d’Abzac et le marquis de Breteuil lui avaient assuré ne pas être antisémite et qu’il tolérait les pogroms et les lois restrictives plus qu’il ne les approuvait.

La suite devait rabattre son optimisme. Poliakoff fut chargé d’aller voir le ministre de l’Instruction publique avec cette proposition. Mais l’entrevue se passa mal. Quelques jours après, le ministre fit savoir qu’il avait changé d’opinion et en novembre 1887, Poliakoff reçu la lettre suivante : “ Sa Majesté, après examen des documents, a daigné donné l’ordre d’accepter la donation de Monsieur le baron Maurice de Hirsch…et de remercier le donateur pour ses donations extraordinaires et presque sans précédents.”

 

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Comité directeur d’une yeshiva ( école )

Mais il fallait l’accord de Pobiedonostsev, qui le refusa en conseil des ministres où son avis était prépondérant. Le Tsar lui demanda alors courtoisement de modifier certaines dispositions des statuts ce que Hirsch accepta. Il envoya deux délégués pour en discuter avec le ministre de l’Instruction publique qui mit en avant les objections majeures : le placement du capital dans une banque française et la faible représentation du gouvernement russe au sein du Comité.

Pobiedonostsev les reçut également courtoisement mais là aussi les objections étaient grandes. Les délégués comprirent que le gouvernement russe, par un droit de veto, souhaitait conserver la direction réelle du Comité et qu’il s’opposait de toutes façons à l’égalité entre enseignants et élèves juifs et enseignants et élèves russes.

En fait le gouvernement s’opposait au but ultime du baron qui était de voir les juifs accéder à l’égalité civile par l’égalité de l’enseignement, permettant ainsi leur assimilation et leur émancipation. Il faut noter que pour Hirsch cette fondation n’avait pas pour but d’aider l’accès à l’Université par l’octroi de bourses. Elle devait permettre une élévation matérielle et sociale qui elle devait dans un deuxième temps permettre l’accès à l’université, une fois les familles sorties de la misère et de l’ignorance.

Il écrivit au ministre : “ J’avais cru que les écoles à créer par ma fondation seraient placées sous tous les rapports sur un pied d’égalité avec les autres écoles publiques russes…mon but étant d’aider à l’abaissement des barrières qui séparaient en Russie les israélites du reste de la nation…Votre Excellence me fait comprendre qu’aux yeux du gouvernement impérial cette égalité de traitement n’est pas actuellement possible…en conséquence je suis à mon très vif regret obligé de renoncer…”

Grand seigneur Hirsch offrit à l’Eglise orthodoxe le million qui avait été promis, ce à quoi Pobiedonostsev répondit en guise de remerciement qu’il allait permettre de subventionner les écoles confessionnelles présentes dans tous les diocèse de l’empire, qui manquaient terriblement de ressources. Autrement dit, l’argent juif allait servir à alimenter l’antisémitisme.

Il est possible que la décision du baron de laisser cet argent ait été dictée par le souhait de ne pas susciter le ressentiment de Pobiedonostsev, qui voyait malgré tout cinquante millions s’éloigner et sur lesquels il avait espéré mettre la main.

Une partie de cet argent fut toutefois employé dans son but primitif mais ailleurs. L’Alliance Juive de Vienne avait décidé de mettre en place un réseau d’écoles primaires en Galicie autrichienne, qui en manquait tout autant qu’en Russie. Le capital fut de douze millions de francs dont la dépense permettait d’organiser “la diffusion de l’instruction primaire, de l’enseignement des métiers et de l’agriculture parmi le populations du royaume de Galicie et de Lodomérie, du Grand-duché de Cracovie et du duché de Bukovine” ( actuellement le sud de la Pologne et le nord-ouest de l’Ukraine). Des prêts en vue d’aider des artisans et des commerçants furent aussi mis en place. En 1878, le gouvernement autrichien avait refusé une offre identique. En 1888, sous la pression de François-Joseph, qui savait ce que l’empire d’Autriche devait aux activités du baron depuis 1873, le gouvernement accepta l’offre.

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Carte de la Galicie au XIXe siècle

Clara de Hirsch offrit trois millions de couronnes pour une nouvelle fondation à l’occasion du cinquantenaire de l’avènement de François-Joseph.

En Russie, Maurice de Hirsch réussit tout de même à intervenir par le biais de la Jewish Colonisation Association ( JCA) mis en place en Galicie pour aider à l’enseignement de l’agriculteur et aider les jeunes juifs à sortir de la misère du shtetl, acquérant des connaissances qui leur permettaient d’émigrer vers l’Allemagne, les reste de l’Empire austro-hongrois, voire la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis.

La JCA ne put intervenir directement en Russie car émanant de Hirsch. Elle intervenir par le biais du baron de Günzburg, qui put grâce à ces fonds, créer une cinquantaine d’écoles pour filles et garçons. A la mort d’Alexandre III, Nicolas II autorisa la JCA à intervenir directement en Russie, car le Tsar avait compris que les écoles fondées permettraient l’émigration des juifs dont les Russes ne voulaient plus. Outre les écoles, la JCA finançait des bourses d’études à l’étranger et construisait des immeubles décents pour les plus pauvres.

La grande affaire de Maurice de Hirsch commençait. (Merci à Patrick Germain pour cette 8ème partie)

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