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Avant même d’atteindre le virage de la quarantaine, Albert de Saxe-Cobourg-Gotha paraissait prématurément vieilli. Plus que jamais, Victoria en était aveuglément et passionnément éprise, au point de le faire passer avant leurs enfants. Mais l’image féerique du héros médiéval s’était estompée pour ne plus subsister que sur tableau, ou dans les souvenirs et le cœur de la reine. Le prince consort commençait à se dégarnir, ce qui peut arriver à tout homme de cet âge, mais plus grave était le changement qui s’était opéré sur son visage.

Il était bouffi, paraissait fatigué. Corps et âme, Albert n’avait pas ménagé ses forces et s’était épuisé au service de la Couronne.Ci-dessus, Albert par Camille Silvy en 1861.

Albert était un excellent reproducteur. On peut dire qu’il avait les qualités d’un étalon, mais il était d’une rigueur toute protestante et serait bien étonné, pour ne pas dire courroucé, d’apprendre que l’on a donné son nom à un bijou métallique qui perce la chair de l’organe viril… Malgré toutes ces belles qualités qui avaient de quoi combler les besoins insatiables d’une femme amoureuse comme l’était Victoria, Albert était rigide et avait le péché en horreur. Il ne faisait pas mystère de sa préférence pour sa fille aînée, la Princesse Royale, également prénommée Victoria (« Vicky » pour la famille), et qu’au contraire, l’héritier du trône, Albert Édouard (« Bertie »), qui portait son prénom, le décevait cruellement.

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La Princesse Royale par Winterhalter

A l’exact opposé de son père, le prince de Galles était un jeune homme jovial et sociable qui n’aimait pas les études mais plaçait ses heureuses dispositions dans l’assouvissement de ses plaisirs. Ses camarades avaient incité le prince à jeter sa gourme à Dublin avec une dénommée Nellie Clifden, bien connue des soldats, qui le déniaisa et qu’il honora si bien qu’elle s’en vanta ouvertement au point d’être surnommée « princesse de Galles » par les colporteurs de ragots. Albert était effondré. Le 16 novembre 1861, il écrivit à Bertie une longue lettre mélodramatique pour le mettre en garde contre les conséquences de ses actes et lui faire reprendre le droit chemin. Pour Albert, son fils était un dépravé entaché pour toujours par le péché originel, mais qu’il fallait sauver bien qu’il ne puisse jamais retrouver son état d’innocence. « Vous ne devez pas, vous n’oserez pas vous perdre, martela-t-il. Les conséquences pour ce pays, et pour le monde en général, seraient trop désastreuses. »

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Bertie par Mayall

Au psychodrame familial s’ajouta une crise d’envergure mondiale. La guerre civile avait éclaté aux Etats-Unis, et le Royaume-Uni s’y trouva impliqué. Le 8 novembre 1861, un paquebot postal britannique, le Trent, qui transportait des émissaires Confédérés (sudistes) en mission diplomatique en Europe, fut arraisonné par un navire de guerre nordiste au large de Cuba, et ses passagers mis aux arrêts. Pour le Premier ministre, Lord Palmerston, il s’agissait d’une violation flagrante des règles du droit international et de la neutralité britannique. Cinq ans après la fin de la guerre de Crimée, l’Angleterre se trouvait une fois de plus aux portes d’un conflit, et 8.000 soldats furent envoyés au Canada, au cas où…

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Il fallut le tact et surtout le sens politique du prince Albert pour aider à dénouer la crise et surtout prévenir des hostilités que l’Angleterre n’était pas en mesure de soutenir. Et tandis que, le 1er décembre, à la lueur de l’aurore, il rédigeait pour le gouvernement le brouillon d’une lettre offrant aux Américains une échappatoire honorable, sa santé chancelante se mit à décliner rapidement. Lundi 2 décembre 1861, après avoir passé une énième nuit sans sommeil à trembler sous l’effet de frissons, le prince Albert fit mander son praticien, le docteur Jenner.

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Dr. William Jenner

William Jenner se voulut rassurant. Croyait-il vraiment que son patient n’avait rien de grave, ou bien son état dépassait-il les limites de ses propres compétences ? Ajoutons à cela qu’il ne fallait en aucun cas alarmer, fut-ce inutilement, la reine Victoria, et tous les ingrédients d’un cocktail fatal se trouvèrent réunis pour aboutir à un malheureux dénouement moins de deux semaines plus tard. Le 7 décembre, après un nouvel examen, Jenner annonça à la reine qu’il craignait que le prince souffrit d’une « fièvre légère d’origine gastrique ».

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Victoria en 1861

Malgré ce luxe de précautions langagières, la simple évocation d’une fièvre pouvait faire craindre quelque chose de grave, car en ce temps-là, la fièvre était un terme générique servant à désigner une grande variété de symptômes. Parmi ceux-ci, celui de la fièvre typhoïde était le plus courant et le plus redouté. La médecine n’était pas encore entrée dans la modernité, et quant aux soins infirmiers, la première école de formation pilotée par Florence Nightingale n’avait ouvert ses portes qu’en juillet 1860. Au château de Windsor, ce fut la princesse Alice qui soigna son père.

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La Princesse Alice par Silvy

Le roi des Belges, oncle du couple royal, écrivit à la reine pour la rassurer qu’Albert souffrait probablement d’une de ces indispositions qui frappaient régulièrement sa famille au début de la saison hivernale. De son côté, Albert ne se faisait aucune illusion sur son état : il se préparait à la mort. Après avoir cherché en vain un confort qui n’allait plus venir, il avait fini par s’installer dans la chambre du roi, où Guillaume IV et Georges IV ont expiré avant lui. Victoria ne s’apercevait de rien, ou feignait de ne pas regarder la réalité en face. De plus, il fallait ménager son extrême sensibilité sur le sujet. Devant la persistance de la maladie, Lord Palmerston voulut préparer la nation aux plus mauvaises nouvelles, et la princesse Alice tenta du mieux qu’elle put de convaincre sa mère que l’homme qu’elle aimait plus que tout pouvait ne jamais guérir.

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Le 12 décembre au soir, les quatre médecins royaux, les Dr. Clark, Holland, Watson et Jenner rédigèrent un bulletin médical avec des mots soigneusement pesés. « Son Altesse Royale souffre d’une fièvre, jusqu’à présent non accompagnée par des symptômes défavorables, mais qui pourrait probablement durer quelque temps. » Victoria demanda à le lire avant qu’il fût envoyé, et refusa la plus petite allusion à un possible danger. Elle raya les mots « jusqu’à présent ». Son mari agonisait, mais elle contemplait la situation avec le déni le plus total. Au-dessus des tours anglo-normandes de Windsor, s’amoncelaient de gros nuages qui annonçaient l’imminence d’une crise nationale… A suivre. (Merci à Actarus pour cette troisième partie)