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La pièce commémorative de 2 EUR 2016 du Luxembourg, consacrée aux 50 ans du pont Grande-Duchesse Charlotte, sera mise en circulation dans quelques jours. Elle est un peu particulière, mais l’histoire du pont l’est encore beaucoup plus.

Si je trouve la pièce un peu particulière, c’est parce que l’effigie obligatoire du Grand-Duc Henri semble flotter, suspendue au-dessus du pont. Je suppose que le visuel aurait été pire si l’effigie du Grand-Duc avait été en-dessous du pont et je suis consciente que faire se juxtaposer un pont et une effigie n’est pas un exercice facile. Mais je reste quand même sur ma faim et persuadée qu’il y avait moyen de créer une plus belle pièce.

Quant au pont Grande-Duchesse Charlotte, il a été construit dans l’acier produit au Luxembourg par la société qui s’appelait encore l’ARBED avant de s’appeler Arcelor puis ArcelorMittal.

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Le logo de la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’Union européenne en 2015, ci-dessous, illustre parfaitement l’importance de ce pont dans l’évolution de la ville de Luxembourg.

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À droite, le pont Adolphe qui relie depuis 1903 le centre historique (palais grand-ducal, cathédrale, etc.) au quartier populaire et animé de la gare (Caisse d’Épargne, gare centrale). À gauche, le pont Grande-Duchesse Charlotte qui a permis d’intégrer depuis 1966 le quartier des Institutions européennes (tours de la Cour de Justice, Philharmonie, Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean, etc.).

Ces trois quartiers forment l’identité, la richesse et le dynamisme de la ville, et ils n’auraient pas pu fonctionner correctement sans les deux ponts, donc sans ce pont rouge dont l’histoire, comme je l’ai dit, est particulière.

Au début, tout allait bien : c’est même la Grande-Duchesse Charlotte en personne qui avait donné le premier coup de pelle en 1962 et c’est elle qui l’avait inauguré en 1966.

Puis les habitants du quartier en-dessous du pont ont commencé à vivre un véritable cauchemar. D’abord, ils retrouvaient régulièrement dans leur jardin ou sur leur toit tout ce qu’une personne manquant de civisme peut jeter d’un pont au lieu de le mettre à la poubelle. Des objets hétéroclites, mais aussi des pierres et même des chiens et des chats – c’est  authentique. Et très peu de temps après, certaines personnes désespérées se sont suicidées en se jetant du pont.

Ces suicides donneront au pont Grande-Duchesse Charlotte une triste mais malheureusement solide réputation. Il y en a eu plus d’une centaine entre 1967 et 1993 : un calcul froidement statistique arrive au décompte d’un suicide tous les trois mois pendant 26 ans. Les autorités ont finalement décidé en 1993 de faire poser sur le pont une haute barrière en plexiglas. On voit très bien cette structure sur la pièce de 2 EUR ainsi que sur la photo ci-dessous.

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Ce thème m’oblige à parler d’une personne un peu atypique sur N&R, mais je suis sûre que Régine aura le cœur assez grand pour me permettre de l’évoquer.

Un jeune ingénieur hongrois faisait partie de l’équipe qui avait construit le pont Grande-Duchesse Charlotte. Il s’appelait Adalbert Boros. La question de savoir pourquoi tant de gens avaient choisi « son » pont pour se donner la mort avait pris en lui de plus en plus de place. Nul ne sait si c’est la seule raison qui l’avait poussé à la dérive, mais il est certain qu’elle a beaucoup compté. Il avait décidé, fin des années 70, de tout abandonner et d’aller vivre dans la rue, de devenir clochard et d’habiter dans la gare de Luxembourg. Il y a vécu pendant plus de 30 ans.

Cet ingénieur sans domicile fixe allait vite devenir célèbre comme professeur : dans le hall de la gare, il avait donné pendant des années des cours de math à des quantités d’étudiants, pour lesquels c’était parfois le dernier recours. Il y avait fait les devoirs de math et même les punitions de beaucoup d’entre eux en échange d’un paquet de cigarettes, d’une bouteille de vin, d’une promesse de don pour la Croix-Rouge – ou de rien du tout. On l’y avait vu jouer aux échecs et gagner, bien sûr. C’était aussi le genre de personne qui, le plus sérieusement du monde, pouvait rendre un billet de 50 à qui lui avait charitablement tendu un billet de 20. Et quand il avait finalement intégré un foyer pour les dernières années de sa vie, il s’était violemment heurté à son directeur qui, croyant bien faire, avait voulu accrocher une photo du pont au mur de sa chambre.

Quand il est mort en 2013, la nouvelle est passée à la télévision et le principal quotidien du pays a publié un article et une photo : « Adalbert Boros, le clochard le plus connu du Luxembourg est mort ». Beaucoup de Luxembourgeois ont été émus et ont réagi, rappelant sa blessure due aux suicides du pont mais aussi son intelligence et son éducation.

C’est ainsi que ce pont rouge, indispensable au dynamisme de la ville de Luxembourg, réunit la mémoire d’une Grande-Duchesse, celle d’un ingénieur hongrois devenu clochard et celle de toutes les personnes qui ont choisi de s’y ôter la vie. (Merci à Sedna pour cet article)