Parangon de l’autocrate dont il est le dernier représentant réel, incarnation de l’ours légendaire doté d’une force physique extraordinaire, Alexandre III apparaît comme l’archétype du tsar de toutes les Russies. Il accède au pouvoir à un moment clé de l’Histoire, sorte de charnière entre la fin de la révolution industrielle et le début d’une forme de capitalisme en devenir. Sa naissance ne l’avait cependant pas appelé à régner.

Second fils et troisième des huit enfants du tsar Alexandre II (1818-1881) et de la tsarine Maria Alexandrovna (1824-1880), Alexandre Alexandrovitch est né à Saint Pétersbourg le 10 mars 1845. Le jeune « Sacha » est affectivement très proche de l’héritier du trône, son frère aîné « Nixa » (voir précédent portrait dans la rubrique « Portraits ») mais si éloigné de son caractère et de ses aptitudes intellectuelles exceptionnelles. La tsarine relève régulièrement avec dépit l’indolence de son fils qui ne maîtrisera jamais la grammaire, ni la ponctuation et obtient de moins bons résultats en catéchisme que ceux de Vladimir, son cadet de deux ans. Et pourtant, le secourable Nixa l’aide discrètement à accomplir ses exercices scolaires.

Lors des cérémonies officielles, alors que son père et son frère offrent naturellement une image d’aisance et d’équilibre, Alexandre s’adapte mal aux rites sociaux et aux convenances. En 1864, il reçoit les cours des plus brillants professeurs de l’université de Moscou dont Alexandre Chivilev qui lui inculque des rudiments d’économie et qui s’effraye à la perspective de son accession au trône.

Ses précepteurs réussissent tout de même à éveiller chez lui un attrait pour l’histoire nationale, les arts et l’archéologie et à lui enseigner quelques notions de français et d’allemand. Ils constatent avec satisfaction que leur élève compense ses faiblesses intellectuelles par une détermination peu commune. Au cours de l’été 1864, il commande une compagnie d’infanterie à Krasnoe Selo et s’épanouit dans cette fonction qui correspond à sa sincère envie de servir. Son tuteur principal Constantin Pobédonostev (qui occupera plus tard la fonction de Procureur Général du Saint Synode) façonnera durablement la vision conservatrice de la philosophie et de la politique du futur souverain.

Les fiançailles de son frère aîné avec la princesse Dagmar de Danemark, constituent un déchirement pour Sacha. il se sent abandonné et regrette leur complicité lors des thés d’automne à Tsarskoie Selo et les glissades d’hiver dans les jardins de Tauride. Lorsque son frère aîné meurt à Nice en 1865, Alexandre -qui ne l’avait plus vu depuis un an- devient l’héritier du trône. Cette nouvelle position dans l’ordre successoral l’effraye de prime abord. il songe même alors à épouser son premier amour de jeunesse la princesse Maria Elimovna Mestcherscky et à renoncer à ses droits sur la couronne impériale.

Toutefois, ses tergiversations sont de courte durée. Après avoir voyagé dans l’empire russe durant une année, il demande en juin 1866 la main de la princesse Dagmar de Danemark, fiancée de son défunt frère et épouse le 9 novembre 1866 à Saint Petersbourg la princesse danoise qui devient Maria Feodorovna. On a écrit ça et là que Dagmar était déjà amoureuse de Sacha alors que son premier fiancé Nixa était en vie. un extrait du journal de la tsarine, écrit sur le chemin de l’exil à Malte en 1919 soit 54 ans après la disparition de Nixa témoigne du contraire : « Pour moi, ce jour (24 avril) est toujours un jour de douleur et de cruel souvenir quand à Nice, mon aimé et inoubliable Nixa a expiré, sa main dans la mienne. combien j’étais désespérée…croyant que le bonheur était à jamais disparu de ma vie. Dieu cependant m’a donné un nouveau bonheur en la personne de son frère, mon ange béni Sacha ».

L’union d’Alexandre et de Maria Feodorovna sera des plus heureuses. Ils forment d’emblée un couple solide nourrissant affection et respect mutuels. Dans une atmosphère plus bourgeoise qu’impériale, ils élèveront au Palais de Gatchina les six enfants qui virent le jour au sein de leur foyer uni. Dans le somptueux palais néoclassique, la famille impériale avait choisi de résider dans de modestes appartements situés à l’entresol de la demeure et initialement destinés au personnel domestique.

Alexandre et Maria Feodorovna de Russie ont eu 6 enfants : Nicolas futur tsar Nicolas II (1868-1918) qui épousera la princesse Alix de Hesse; Alexandre (1869-1870), George (1871-1899), Xénia (1875-1960) qui épousera le grand duc Alexandre de Russie; Michael (1878-1918) marié morganatiquement à Natalia Cheremetevskya, créée princesse Romanovskaya-Brassova et Olga (1882-1960) mariée en premières noces au duc Peter d’Oldenburg puis à Nikolai Kulikovsky.

Le 13 mars 1881, le tsar Alexandre III accède au trône dans les circonstances tragiques de l’assassinat de son père. La mort du tsar signe également celle de l’espoir constitutionnel libéral. Partisan convaincu des idées de Pobédonostsev, il les illustre au mieux dans ses décisions de politique intérieure. Il avait sévèrement condamné les projets de Constitution qu’Alexandre II était sur le point de signer, estimant que la société russe n’était pas assez mûre pour des réformes libérales d’envergure.

Le manifeste qu’il adresse à son peuple le jour de son couronnement affirme l’intangibilité du pouvoir autocratique et la responsabilité exclusive du souverain devant Dieu. l’empereur annonce qu’il entreprend de gouverner avec en lui « la Foi, la force et la vérité du pouvoir autocratique ». Il déclare également que le servage a été une institution salutaire et il dit voir la force de l’orthodoxie russe dans son attachement à l’absolutisme.

Un programme qu’il suivra scrupuleusement durant les treize années de son règne jalonné de contre-réformes. Dès septembre 1881, des règlements temporaires restreignant les libertés individuelles sont promulgués. Il applique une russification massive sur toute l’étendue de l’empire en radicalisant le pouvoir sur les populations allogènes. En Ukraine, en Biélorussie, en Pologne, en Finlande et dans les pays baltes, le russe devient la seule langue officielle. Toute vélléité révolutionnaire ou terroriste est impitoyablement et vigoureusement réprimée. Le groupe « Okhrana » chargé de maintenir l’ordre et la sécurité publique est créé dès 1882.

Le 1 mars 1887, 6 ans jour pour jour après l’assassinat d’Alexandre II, 15 membres de la faction terroriste du parti nihiliste Narodnaya Volya (La Volonté du Peuple) se rendent à l’avenue Nevsky à Saint Pétersbourg afin d’attenter à la vie du tsar. Ils seront tous arrêtés avant l’arrivée de la calèche du souverain et 5 d’entre eux (après avoir refusé de demander la grâce impériale qui aurait commué leur peine en travaux forcés) seront pendus à la prison politique de la forteresse de Sclusselbourg. parmi ces derniers figurent Josef Lukasczewicz, l’expert en chimie concepteur des trois bombes destinées à accomplir leur dessein et un jeune homme de 20 ans, Alexandre Oulianov, frère aîné du futur Lénine.

Le 17 octobre 1888, de retour d’une villégiature à Sébastopol, l’empereur et sa famille regagnent Saint Pétersbourg à bord d’un train spécial qui déraille subitement aux abords de la gare de Borki. On songe tout d’abord à un attentat terroriste mais l’enquête démontrera qu’une vitesse excessive et la puissance inadaptée de la locomotive sont à l’origine de cet accident ferroviaire qui causa la mort de 21 personnes. Aucun membre de la famille impériale n’est blessé mais le tsar qui avait soulevé le toit du wagon afin de permettre aux siens de s’échapper, gardera des séquelles au niveau rénal, annonciatrices peut-être des complications ultérieures.

Les dernières années de son court règne seront marquées par des événements témoignant de la détérioration sensible de la situation générale russe : un attentat contre le prince héritier en voyage au Japon (l’incident d’Otsu en avril 1891), une famine causant 500 000 décès qui se déclare en plusieurs points de l’empire (1891-1892) et la diffusion progressive des idées marxistes (Lénine se fixe à Saint Pétersbouirg à la fin 1893)

La santé du tsar Alexandre III se dégrade à partir de janvier 1894. les médecins diagnostiquent les premières manifestation d’une glomérulonéphrite qui emportera le tsar en quelques mois. Il décèdera le 1 novembre 1894 à Livadia (voir précédent article dans la rubrique « châteaux ») où la famille impériale s’était établie en toute urgence, espérant que le climat de la Crimée bénéficierait au souverain valétudinaire.

Alexandre III lègue à son fils, trop jeune et mal préparé à son rôle, un héritage incomplet et une oeuvre inachevée dans le contexte d’une monarchie récemment fragilisée. Si l’on retient généralement de ses 13 années de règne la tonalité réactionnaire, il est également juste d’inscrire à son actif le considérable essor industriel de son pays (grâce à l’apport de capitaux étrangers qui permirent de commencer la construction du Transsibérien en 1891), l’assainissement des finances publiques, le retour à l’équilibre budgétaire (1888), la reconstruction de la flotte de guerre détruite lors de la guerre de Crimée et la place prépondérante de l’empire russe sur la scène internationale.

En Europe, on lui donnait volontiers le surnom de « Pacificateur » en raison de la paix qu’il était parvenu à maintenir avec ses voisins (malgré quelques heurts avec les Anglais dans le cadre de l’ouverture de la route vers l’Afghanistant et des Indes) mais sur le plan de la politique internationale, sa réussite majeure est assurément le renversement des alliances militaires qu’Alexandre III a réalisé en concluant l’alliance franco-russe (1891), prélude à la Triple Entente de 1907 et qui sur le plan architectural valut à Paris le très décoratif Pont Alexandre III qui relie l’esplanade des Invalides aux Petits et Grand Palais. (Un grand merci à Damein B. pour ses recherches et l’élaboration de cet article)