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“ De belle taille, bien pris et agile, avec la moustache noire, le baron de Hirsch ressemblait à son arrivée à Paris à quelque élégant cavalier hongrois. La tournure paraissait comporter l’uniforme plutôt que la redingote et l’ensemble du personnage avait quelque chose de bizarre et d’exotique. Il n’y avait rien en lui de l’étranger ridicule et fastueux que l’on a surnommé “le rastaquouère” mais plutôt un fond de vivacité et d’audace qui rappelait la race tchèque ou hongroise, peut-être même certaines races asiatiques. Il avait le parlé bref, comme un homme habitué à commander ; quelques-uns l’accusaient d’arrogance et pourtant la société parisienne l’a toujours trouvé d’une aménité parfaite. Et comme il y a du diplomate en tout financier de cette envergure, il savait plaire quand il le voulait et se plier aux exigences des cours avec une grâce qui lui avait valu l’amitié de plusieurs princes, grand-ducs et archiducs” ( Le Gaulois, 22 avril 1896)

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Maurice de Hirsch vers 1880

Le marquis de Breteuil dans son journal en parle ainsi : “L’extérieur de Hirsh ( sic), ses façons, tout dans son ensemble n’étaient pas faits pour séduire, et tels qu’ils étaient et tels qu’ils sont encore aujourd’hui. Il a l’air faux, ne regarde jamais les gens en face, parle le français avec l’affreux accent du juif allemand et a les manières d’un parfait parvenu : la puissance de l’argent et surtout du sien, revient trop souvent dans sa conversation…il lâche souvent des opinions qu’il ferait mieux de garder pour lui…et son langage sur les femmes est généralement très incorrect…En résumé, c’est un homme désagréable et très mal élevé. J’imagine qu’il est intelligent puisqu’il a su gagner tant d’argent, mais au premier abord, il n’est pas facile de s’en rendre compte.” ( Journal secret du marquis de Breteuil, 1887, tome 3 )

3-caricature-du-marquis-de-breteuil-1848-1916Caricature du marquis de Breteuil (1848-1916)

 

Les portraits du baron de Hisrch représentent un très bel homme. En le croisant dans la rue des centaines de femmes doivent se retourner pour regarder cet homme distingué. Mais je doute qu’aucun artiste ait jamais réussi à rendre sa grâce majestueuse et sa finesse aristocratique, pas plus que le franc sourire qui éclaire son visage quand il s’adresse à quelqu’un. De la bonté irradie alors ses yeux et il y a comme une sorte d’énergie, de force électrique qui se dégage de lui…” ( G.Selilowitch “Remembrances” Jewish Daily News 13 janvier 1920)

Il est difficile d’avoir des opinions si différentes sur le même homme. On peut supposer que celle du marquis de Breteuil, teinté d’antisémitisme, est outrée. Les deux autres rendent hommage à une personnalité hors du commun.

Edouard Drumont en fait le portrait suivant , dans “La France Juive” :Hirsch occupe à Paris une position supérieure à celle des Rothschild. Il est le Baron comme d’autres sont les barons. Au rebours des Rothschild qui tiennent à personnifier une collectivité, le baron tient à être seul et laisse toute sa famille dans un demi-jour dédaigneux. Il n’a point la morgue et la hauteur des Rothschild que l’on ose à peine aborder maintenant dans un salon ; parvenu réjoui, il est infiniment plus ouvert, plus rond que les princes d’Israël, est somme toute moins ridicules qu’eux. Il est insolent sans doute mais mais son insolence est goguenarde et familière. Haut en couleur, les narines ouvertes, heureux de vivre quand il en se roule pas dans d’atroces douleurs hépatiques, il est volontiers bonhomme avec une pointe de raillerie…”

Avec son français imparfait, son allemand de Bavière, son yiddish, mélangeant souvent les trois langues dans une même phrase, avec ses centaines de millions, avec son somptueux hôtel de l’avenue Gabriel, ses châteaux et ses chevaux, ses chasses, son aventure ottomane, le baron Maurice de Hirsch a de quoi séduire et faire sourire dans une société aussi policée que la société aristocratique de la fin du XIXe siècle. Les membres de la haute banque juive y ont trouvé leur place, plus souvent tolérés que vraiment acceptés. Mais les mariages entre eux et les membres de la haute aristocratie, comme les Chevigné, les Gramont, les Richelieu ou les Monaco, ne sont pas rares mais ils ne doivent pas faire illusion. L’opinion du marquis de Breteuil était probablement l’opinion dominante de la haute société vis-à-vis de Hirsch.

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Marguerite de Rothschild (1855-1905) duchesse de Gramont par Lazslo

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Alice Heine (1858-1925) duchesse de Richelieu puis princesse de Monaco

 

Celui-ci pourtant était bien l’ami des princes.  Les trois plus importants parmi eux furent l’archiduc Rodolphe, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, le prince de Galles et Ferdinand de Saxe-Cobourg-Kohary, prince puis roi de Bulgarie. Il fut aussi proche des princes d’Orléans et aida bien souvent les milieux légitimistes et le comte de Chambord. L’amitié des princes, si elle est sincère, est aussi parfois intéressée, dans les deux sens.

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Archiduc Rodolphe d’Autriche (1858-1889) par Angeli en 1885

L’archiduc Rodolphe ne fut son “ami” que pour une brève période, cinq ans. Leur rencontre eut probablement lieu vers 1884, chez des amis communs, Kinsky, Beust ou Zichy, tous dans le milieu de la chasse. Hirsch aida financièrement Maurice Szeps, proche de l’archiduc Rodolphe. Mais il aida aussi directement l’héritier du trône à hauteur de plusieurs millions de florins. Après le drame de Mayerling, Hirsch ne réclama jamais sa créance.

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Edouard, prince de Galles (1841-1910) vers 1880

Le prince de Galles vivait lui aussi entouré de banquiers juifs, Hirsch n’était que l’un d’entre eux. Mais ils étaient suffisamment proches pour que le prince se considère chez lui dans l’hôtel de l’avenue Gabriel, au point d’y donner des dîners. Ils partageaient le goût de la chasse et des courses. Le prince introduisit le baron dans la haute société anglaise, avec laquelle il n’avait que for peu de relations. On estime à 15 millions de francs-or les sommes prêtées au prince et jamais réclamées. La reine Victoria, toutefois, ne le reçut jamais, ne voulant pas déplaire à la famille impériale russe, avec laquelle Hirsch avait des démêlés à propos du sort des juifs russes. Ernest Cassel, grand-père de Lady Mountbatten, fut l’exécuteur des dernières volontés du baron, parmi lesquelles, il y a avait l’annulation de la dette du prince de Galles.

 

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Ferdinand de Saxe-Cobourg-Kohary (1861-1948) – Tsar des Bulgares

Ferdinand de Saxe-Cobourg-Kohary était le petit-fils de Louis-Philippe, donc le cousin germain du comte de Paris. Son frère a épousé la princesse Louise de Belgique, sa soeur a épousé Joseph de Habsbourg-Lorraine, palatin de Hongrie. Les reines Victoria de Grande-Bretagne et Marie II du Portugal sont ses cousines. Il est l’époux de la princesse Marie-Louise de Bourbon-Parme, fille aînée du duc Robert de Parme.

Devenu tsar des Bulgares, il n’en continua pas moins à être l’ami de Hirsch et un philosémite convaincu. Il semble que ce soit Maurice de Hirsch qui ait suggéré son nom lors du Congrès de Berlin quand il s’est agi de choisir un prince pour la Bulgarie. Mais Alexandre de Battenberg fut alors désigné. Hirsch a sans doute aidé financièrement la nouvelle Bulgarie indépendante. Et l’on se souvint de Ferdinand quand Alexandre de Battenberg, à la suite de différends avec le parlement bulgare, dut quitta la Bulgarie. Alexandre de Battenberg était l’oncle de la reine d’Espagne, Victoria-Eugènie et de Lord Mountbatten.

Ferdinand était riche et ce n’était pas de l’argent qu’il devait à Maurice de Hirsch, mais son trône. Sa mère, la princesse Clémentine d’Orléans, avait probablement dû son mariage avec le prince de Auguste de Saxe-Cobourg-Kohary, l’homme le plus riche d’Europe, au beau-père de Maurice, le sénateur Bischoffsheim, qui en aurait été l’instigateur. C’est ce qui explique sa visite, remarquée, à Clara de Hirsch à la mort du baron.

Les Hirsch à compter de 1872 possèdent non seulement leur hôtel de l’avenue Gabriel mais aussi à la Celle-Saint-Cloud le château de Beauregard.

 

9-chateau-de-beauregardChâteau de Beauregard

Mais ils avaient également une résidence à Londres, un domaine dans la campagne anglaise, Grafton House, le château de Eichorn, un domaine de 20 000 hectares près de Brünn en Moravie, le domaine d’Ogyalla en Hongrie, avec ses 80 000 hectares pour la chasse et une petite maison à Pau.

 

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Château de Eichorm

L’année mondaine des Hirsch commençait à Pau au printemps où le baron chassait le renard avec le marquis de Breteuil, l’ami qui en disait du mal, puis ils se rendaient en Angleterre, toujours pour la chasse et les courses. L’été se passait à Beauregard. L’automne les voyait à Carlsbad et en Moravie. L’hiver se passait à Paris et parfois à Monte Carlo.

 

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Grafton House

Une journée type à Paris commençait pour Maurice de Hirsch par dicter son courrier, étudier les courses de la Bourse. Il déjeunait à la maison ou dans un restaurant à la mode en compagnie de ses amis titrés ou non mais tous membres du Jockey Club dont lui-même n’en était pas. Puis il allait avec eux au bois de Boulogne faire admirer ses attelages. Le soir était consacré aux mondanités, à recevoir chez lui ou à aller en soirée chez qui voulait bien le recevoir, car beaucoup de maisons aristocratiques lui restaient fermées.

Pour Clara, la journée était plus simple. Elle préférait les petits comités aux  grands raouts et ne consentait à recevoir quasi royalement avenue Gabriel ou ailleurs que pour faire plaisir à son mari. Elle était économe et gérait sa maison comme une ménagère, sans en confier le soin à une gouvernante ou un majordome. Elle contrôlait achats et dépenses et évitait pour elle-même les excès de toilettes, préférant une petite couturière aux grandes maisons de la rue de la Paix. Maurice déclarait que “ sa femme aurait été plus comblée en étant l’épouse d’un homme modeste plutôt que celle d’un millionaire car elle aurait eu alors toute latitude pour économiser et déployer ses talents ménagers à bon escient.” Il se manquait gentiment de celle qui a tout de même eu 80 millions de dot.

Le “Gaulois” était rempli dans ses colonnes mondaines des activités du couple : inauguration d’expositions, auxquels ils peuvent prêter leurs tableaux, comme “Le Joueur de flûte” de Franz Hals, “Une famille de Bourgeois Hollandais “ de Van Dyck ou une “Vierge” de Murillo, un bal à l’ambassade d’Autriche, la signature du contrat de mariage de Constance Schneider la fille du maître de forges, avec le comte Gérard de Ganay, une soirée de 1500 personnes chez le baron Alphonse de Rothschild.

Tel fut l’emploi du temps mondain des Hirsch, les premiers mois de 1887, avant le malheur qui s’abattit sur eux.

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Lucien de Hirsch

Lucien de Hirsch était né à Bruxelles le 11 juillet 1856. A son retour de Turquie, il suivit les cours du Lycée Condorcet où il n’eut que des résultats médiocres dans un environnement francophone alors qu’il était essentiellement germanophone. En 1874, il fut inscrit, après avoir passé le baccalauréat allemand, à l’université de Bonn, en classe préparatoire au droit romain, à la philosophie et aux sciences physiques et naturelles. Son père aurait préféré le voir choisir des disciplines scientifiques ou commerciales. Cette divergence de vues entraînera une mésentente profonde entre le baron et son fils. En 1877, il revint à Paris, où cette fois il put passer le baccalauréat avec succès et s’inscrire en faculté de droit, d’où il sort diplômé en 1879. Parallèlement il suivait des cours d’histoire à la Sorbonne et était inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts. Là non plus rien pour satisfaire son père. Ayant un vrai talent de dessinateur, il ne dépassa pas toutefois le stade de l’amateurisme, trop pris pas sa vie mondaine.

Sa vraie passion était la numismatique, révélée par le comte de Prokesch-Osten, lors de son séjour à Constantinople. Ce dernier lui fit cadeau d’une belle monnaie à l’effigie d’Alexandre le Grand. Ce fut le début d’une collection, qui, enrichie d’année en année, est considérée aujourd’hui comme une des plus belles au monde. Elle est aujourd’hui à Bruxelles au Cabinet des Monnaies de la Bibliothèque Royale.

Son instinct, son goût très sûr et ses capacités financières firent que, déjà à l’âge de 22 ans, il eut le plaisir de la voir exposée à l’Exposition Universelle de 1878. Il l’a limitée volontairement aux monnaies grecques et en or.

 

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Alexandre le Grand – monnaie d’or

Son diplôme obtenu il entreprit un voyage de plusieurs mois en Italie du Sud, en Sicile et en Grèce, accompagné de Théobald Fischer qui était son précepteur depuis son enfance. Ne se contentant pas de collectionner les monnaies, il enrichit ses connaissances et sa collection par la lecture et l’achat d’ouvrages, constituant ainsi une des collections les plus importantes en la matière. Il acheta aussi des statues, des terres cuites, des vases et des bijoux antiques.

Il passait son temps à voyager et sa correspondance permet de découvrir le fossé qui séparait le père et le fils. Dans une lettre du 10 juillet 1886, il déclare à la fois son amour filial et répond aux reproches de son père qui le voit comme un “mauvais sujet”, tout en affirmant son besoin d’indépendance.

Maurice songeait à le marier et de préférence dans l’aristocratie anglaise, envisageant sans problème une possible conversion de leur fils au christianisme. Il avait jeté son dévolu sur une jeune fille charmante Margot Tennant à laquelle il proposa son fils, lors d’un souper au Café Anglais. La jeune fille déclina poliment cette invitation à mariage avec un jeune homme certes très bien et promis à une immense fortune mais qu’elle ne connaissait pas et donc, de ce fait, ne pouvait être amoureuse, seule condition à ses yeux pour se marier. Vexé Maurice de Hirsch lui répondit qu’aucun sentiment ne résiste à la pauvreté, en particulier chez une aristocrate élevée dans le luxe. Si Margot Tennant était d’un caractère indépendant, voire rebelle, issue d’une famille d’industriels écossais, ayant accédé à la noblesse, elle n’en épousa pas moins Herbert Asquith, futur premier ministre et futur comte d’Oxford, à la carrière politique solidement établie au moment du mariage en 1894.

 

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Margot Tennant (1864-1955) Lady Asquith comtesse d’Oxford

Mais Lucien préférait les demi-mondaines aux aristocrates. De sa relation avec une jeune croate, Irene Premelic, naquit le 16 octobre 1885, une fille prénommée Lucienne mais née “de père et mère non déclarés”. Lucien avait arraché Irène à une vie dissolue à Vienne et l’avait installée luxueusement à Paris, rue du Colisée. Mais Irène, couverte de fourrures et de bijoux par son amant, n’en accumulait pas moins les dettes. Sa frivolité et sa futilité finirent par lasser Lucien qui partit alors en Angleterre. S’il n’avait pas reconnu l’enfant, il avait tout de même parlé de son existence à sa tante Hortense Montefiore, qu’il considérait comme une seconde mère. Il lui avait même confié qu’il envisageait de faire élever l’enfant dans le religion catholique, celle de sa mère.  En revanche, il n’avait rien dit à ses parents.

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Lucien de Hirsch, peu avant sa mort

Atteint de tuberculose, malgré les soins qu’il reçut, Lucien mourut le 6 avril 1887. Il avait 31 ans. Plus de cinq mille personnes suivirent le convoi funèbre. Maurice et Clara ne cachèrent pas leur désespoir d’avoir perdu leur fils unique. Chacun reconnaissait à Lucien “ sa bonté, sa douceur, sa charité et sa modestie”. Et il est vrai qu’il n’avait aucun intérêt pour les affaires, il partageait avec ses parents une grande philanthropie. Selon le Grand Rabbin de Budapest qui fit son éloge dans la Grande Synagogue de la ville : “C’était un homme paisible et modeste…qui savait enrichir ses phrases de mots miséricordieux pour les plus humbles…qui avait la modestie des sages…Lui qui avait vu la générosité de  ses parents dépasser toutes les autres…courait comme un daim pour faire le bien. On disait de Lucien-Jacob qu’il élevait trente orphelins…s’occupant de pourvoir à tout ce qui leur manquait…Par modestie, il faisait la charité en cachette, en faisant ses dons clandestinement” .

Mais Lucien laissait une orpheline dont ses parents apprirent l’existence le lendemain de sa mort par une lettre d’Irène qui se disait “prête dans un élan de sacrifice sublime à confier à la baronne pour la consoler de son chagrin et assurer un meilleur avenir à l’enfant.”

Maurice et Clara, après avoir acquis la certitude que Lucienne, née de parents inconnus, était bien la fille de Lucien, décidèrent de l’adopter. Cela se fit rapidement aux termes d’une négociation lors de laquelle Maurice voulait obtenir l’enfant, tout en n’assurent à la mère que ce qu’il lui fallait pour vivre dignement loin de Paris. Le 26 avril 1887, Irène reconnaissait l’enfant, formalité préalable à l’adoption, et le 7 octobre 1887, Lucienne devenait Lucienne Premelic de Hirsch, fille adoptive du baron Maurice de Hirsch, adoption à laquelle consentait sa femme, Clara, le 27 octobre 1887. Dès son adoption Lucienne recevait un million de francs-or, avec une disposition testamentaire de huit millions de francs-or et un capital de 100 000 Florins autrichiens. Sa mère, Irène, déclarait “ consentir à s’abstenir complètement et sans restriction de toute influence directe ou indirecte sur l’éducation de la mineure.” Maurice lui assura un capital et une rente à vie. Elle partit vivre en Italie. Clara restera en contact avec elle jusqu’à sa mort, lui prodiguant des conseils de gestion et d’économie domestiques. Les lettres sont aux archives du Royaume de Belgique.

La même année, en juillet, Maurice annonça à sa famille son intention d’adopter deux autres enfants, avec le consentement de Clara, au grand scandale du frère de Clara, Ferdinand Bischoffsheim, et de sa soeur Clara Goldschmidt. Pour eux, Maurice profitait du désarroi de Clara après la mort de leur fils, pour lui imposer ses deux bâtards. Le frère et la soeur révélèrent alors à cette dernière l’infidélité de son mari, sans aucun ménagement. Les autres membres de la famille acceptèrent cette décision car ils comprirent que la présence de ces enfants était en réalité bénéfique à Clara.

Ces deux enfants n’avaient officiellement aucun lien biologique avec Maurice. Edouard Deforest et Juliette Arnold, deux artistes américains installés à Paris, avaient eu deux garçons, Maurice Arnold, né le 9 janvier 1879, et Raymond né le 23 février 1880. Les parents étaient décédés de fièvre typhoïde en 1882. Et les deux orphelins avaient été pris en charge, comme d’autres, soit par Maurice, soit par Lucien. C’est du moins ce qui fut déclaré par le notaire français chargé de l’adoption.

Cette adoption aurait eu une raison d’un autre ordre. Maurice de Hirsch était né bavarois, puis avait opté pour la nationalité belge, puis pour la nationalité française, ce dont nous n’avons pas la preuve, et enfin pour la nationalité autrichienne. Selon la loi autrichienne, s’il décédait sans enfant, ce qui était devenu le cas à la mort de Lucien, il ne pouvait pas disposer de ses biens comme il le souhaitait. Sa fortune devait revenir à sa famille et celle de Clara à la sienne. La présence d’enfants permettait au couple de disposer de ses biens en faveur de ceux-ci mais aussi en faveur l’un de l’autre. Pour Maurice, comme pour Clara, c’était l’essentiel car cela leur permettait, en cas de décès de l’un de pouvoir continuer leurs activités philanthropiques, sans que leurs familles aient quoique ce soit à voir. Maurice et Clara n’étaient pas sûr que leurs frères, soeurs ou neveux et nièces aient continué l’ouvre immense qui se dessinait devant eux.

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Maurice de Hirsch et Maurice-Arnold Deforest-Bischoffsheim

Les deux garçons ont donc été adoptés par Maurice et Clara sous le nom de Deforest-Bischoffsheim. Aucune mention du nom de Hirsch n’est faite. Arnold Maurice fit ses études en Angleterre, tout d’abord Eton, puis Oxford. A la mort de Maurice, Clara déposa une demande officielle à Vienne pour l’anoblissement par l’empereur d’Autriche de ses fils adoptifs et de Lucienne, fille adoptive de son mari. François-Joseph accède à sa demande en conférant à chaque enfant un titre de baron. Maurice Arnold deviendra également comte de Bendern en principauté de Liechtenstein. Il mena grand train entre l’Angleterre, où ami de Winston Churchill, il occupa une position politique et l’Europe, investi également dans les sports de haut niveau.  Maurice Arnold, riche de son héritage, avait laissé tomber au passage le nom de Bischoffscheim car il avait honte de l’origine juive de sa fortune. Marié en France une première fois avec l’héritière des Chocolats Menier, il se remaria dans la noblesse anglaise. Sa descendance existe toujours.

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Maurice Arnold, baron de Forest, comte de Bendern

Raymond, atteint d’une maladie psychique, passa l’essentiel de sa vie au château de Beauregard, sous surveillance médicale. Le doute subsiste sur la filiation des deux garçons qui auraient bien été les fils de Maurice de Hirsch.

Les rapports des Hirsch avec Lucienne, qu’ils appelaient Lily, ne furent pas plus heureux. Devant retourner à Constantinople pour affaires, le couple la confia au couple Montefiore, leur soeur et beau-frère. A leur retour de Constantinople, les Montefiore refusèrent de rendre l’enfant, et il s’ensuivit une série de procès et de tractations relatifs à la garde, à l’adoption éventuelle de l’enfant par les Montefiore, à sa conversion au catholicisme.

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Monument édifié à Esneux en Belgique en souvenir d’Hortense Montefiore

Les Montefiore refusaient que Lucienne aille voir ses grands-parents. Maurice et Clara n’eurent pas le bonheur d’élever, ni même de connaître vraiment leur petite-fille, se battant en vain  pour récupérer l’enfant. A la mort de ses grands-parents,  et de sa tante Hortense en 1901, Lucienne fut la plus riche héritière de Belgique avec 25 millions de francs-or et 24 millions de couronnes autrichiennes. Le 18 mai 1904 à Bruxelles, Lucienne avait épousé Edouard Balzer, un banquier allemand.

 

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Château de Rond-Chêne en Belgique où fut élevée Lucienne

Sa mère, Irène Premelic, fut mariée à comte sicilien désargenté. La rente reçue des Hirsch ne suffisait pas à son train de vie, et ce d’autant moins qu’elle devait entretenir toute la famille de son mari. Elle demanda des secours, en secret, à sa fille mais elle mourut dans la misère.

L’héritage réel de Maurice et Clara de Hirsch, s’il fut en partie transmis à leurs enfants adoptifs, ne résidait pas en fait dans cette transmission matériel. Il s’accomplit dans ce qui sera leur oeuvre véritable. (Merci à Patrick Germain pour cette 6ème partie)

 

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Maurice de Hirsch vers 1886