Voici un extrait de l’ouvrage « Carmen Sylva » de Gabriel Badau-Paun, concernant le château de Pelesch. (Un grand merci à Gabriel Badea-Päun pour sa délicate attention – « Carmen Sylva », Gabriel Badea-Paün, Editions Vi Romana, 2011, 250 p. )

« Commencé en 1873, le château Pelesch, (en roumain : Peleş), appelé ainsi d’après une rivière qui coule non loin de la bâtisse, est situé dans une petite prairie au cœur de la forêt. Le décor est féerique, les Carpathes l’entourent de toutes parts. Ses premiers architectes furent deux Viennois, Wilhelm von Doderer (1825-1900) professeur de l’école Polytechnique et son ancien étudiant, Johannes von Schultz (1855-1925 ?). Mais le projet initial, réplique d’un château Renaissance de la vallée de la Loire, modèle alors très en vogue en Europe et sur la côte Est des Etats-Unis, ne fut que partiellement accepté : il paraissait en effet beaucoup trop onéreux au prince Charles qui ne voulait engager que ses propres fonds. Dès 1882, le projet fut confié à un architecte tchèque, Karel Liman (1860-1928), qui, après des études d’architecture à Prague et Munich, eu son heure de gloire en participant à la construction du château de Neuschwanstein pour le roi Louis II de Bavière, mais aussi à celle du palais Albert de Rothschild à Vienne, ainsi qu’aux aménagements du château de la famille de Hohenlohe à Javorino, en Slovaquie. Après 1884 il travailla en qualité d’architecte restaurateur pour le compte du ministère roumain des Cultes et de l’Instruction publique. En 1896 il devint le chef du bureau d’architecture de la résidence royale de Sinaïa.

Il avait fallu disputer aux éléments, à la terre et à l’eau, chaque pouce de terrain ; créer une esplanade presque à pic pour asseoir l’édifice et réaliser, à l’aide de larges remblais à travers la forêt et la montagne, une route menant au château. Pendant la guerre d’indépendance la construction de l’édifice fut interrompue. Reprise au début des années 1880 elle avança très vite et fut presque terminée en 1883, mais son aménagement et son agrandissement durèrent jusqu’à 1914. L’inauguration eut lieu en grande pompe le 25 septembre 1883 en présence du couple royal, du gouvernement et du haut clergé.

Le château était somptueux et élégant. Dans ses Mémoires, le roi Charles le décrivait comme : « Gai et sobre dans le style de la Renaissance allemande ». Le bâtiment était dominé par une puissante tour principale décorée d’une grande horloge. De part et d’autre de cette tour se déployaient deux larges ailes en colombages dont les sommets se terminaient par d’innombrables petites charpentes inégales qui instauraient un rythme architectural. Le château fut entouré de terrasses italianisantes où se dressaient des copies, réalisées dans les ateliers de Raffaelo Romanneli, de célèbres statues de l’Antiquité ou de la Renaissance, rappelant celles du château de Miramar près de Trieste, résidence de l’empereur Maximilien du Mexique. Ce n’était pas un hasard, puisque le même architecte, W.Knechtel, les avait dessinées.

Mais plus encore que l’aspect extérieur, les aménagements intérieurs relevaient de l’initiative et de la volonté de ses commanditaires. Elisabeth elle-même s’en occupa beaucoup : « Le château est d’une beauté saisissante, écrivait-elle à sa mère, rien que du bois, et du bois richement sculpté. Des tapis sombres en abondance, partout des couleurs harmonieuses ; c’est bien la demeure dont je rêvais à 15 ans, et que je décrivais à mon père. Quelle chose étrange de voir à 40 ans ma vision devenir une réalité ! La maison est confortable au-delà de toute expression et faite pour abriter une colonie de joyeux hôtes. »

Lorsqu’on pénètre aujourd’hui dans ce château on est confronté à un monde irréel, d’un goût victorien tardif, avec tout le confort que l’on pouvait imaginer à l’époque, chauffage central avec air chaud dans les murs et éclairage électrique. Les styles les plus divers se mélangent tout en se complétant. Les meubles, anciens ou neufs, fournis par Heymann d’Hambourg (notamment pour le bureau du roi, sa bibliothèque privée, le bureau de la reine et la chambre à coucher du couple royal) ou Auguste Bembe de Mayence (pour le salon de musique et la salle à manger que le roi trouvait dans une lettre du 19/31 décembre 1882 et adressée à sa sœur, Marie de Flandre, comme la plus belle de leurs création jamais faite) se côtoient dans un luxe désordonné, savamment construit, qui ne néglige en rien le côté fonctionnel. Le bâtiment occupe une surface de 3200 mètres carrés, disposés sur cinq niveaux, et comporte 160 pièces dont 30 chambres à coucher.

Dans le vestibule d’entrée, aux marbres austères, part un large escalier où veillent des portraits d’ancêtres de la famille de Hohenzollern, de grands portraits en pieds inventés, à partir de gravures anciennes, par un jeune inconnu, futur maître de la Sécession viennoise, Gustav Klimt. L’escalier mène à un très large hall, qui s’étend sur toute la hauteur du bâtiment, recouvert jusqu’à mi-hauteur par de riches boiseries sculptées, interprétées par l’ébéniste autrichien Bernhard Ludwig, à partir de celles de l’ancien Hôtel de Ville de Lubeck, surmontées de tapisseries d’Aubusson et de blasons. Le modèle de ce hall, très réputé à l’époque, fut inventé par Paxton pour les châteaux des Rotschild à Mentmore en Angleterre et Ferrières en France. Tout autour de la pièce centrale s’ouvre le bureau du roi ainsi que les salons de réception.

La salle d’armes impressionne tout autant par ses murs couverts de panoplies d’armes et de blasons que par ses rares armures. La salle de musique, boisée de noyer jusqu’à mi-hauteur, a l’atmosphère d’une chapelle avec son orgue et ses stalles alignées le long des parois. Grâce à une prouesse technique, la boiserie est séparée de la muraille par un intervalle de quelques centimètres, ce qui lui donne la résonance du bois d’un violon. Des peintures, issues du pinceau d’une amie de jeunesse de la reine, le peintre académique Dora Hitz, représentent des scènes et des personnages empruntés aux œuvres de Carmen Sylva. La pièce, comme toutes celles du château, est éclairée par de grandes baies donnant sur la forêt, aveuglées par des vitraux anciens ou modernes ; les anciennes scènes religieuses côtoient de toutes nouvelles compositions tirées de contes de fées roumains.

Les autre salles sont d’un éclectisme étonnant. Le salon florentin dominé par ses deux trônes est suivi par une salle à manger du style Alt Deutsch (vieil allemand). Un petit corridor de style Louis XVI mène au fumoir turc, interprétation orientaliste d’une maison de décoration viennoise, acheté lors de l’Exposition Universelle de 1873. Une galerie mauresque, dominée par une fontaine en marbre et dont « l’eau coule pour la prospérité de la Roumanie et de son roi » comme nous dit l’inscription qui l’entoure, mène vers un salon de billard très anglais. La salle de théâtre, de style Louis XVI, est ornée d’un plafond et plusieurs frises décorés par Gustav Klimt et Frantz Matsch.

Un escalier éclairé par les statues des sept nains de Blanche Neige et décoré de grandes toiles peintes à la manière des tapisseries d’Aubusson par le peintre italien Erulo Eroli, dessert les appartements du premier étage. Une deuxième salle de musique, de style néo-Tudor, est agrementée par un portrait de Carmen Sylva inspirée par la Muse de la Poésie peint par le français Jean-Jules Lecomte du Noüy. Le boudoir de la reine est précédé d’une bibliothèque où Carmen Sylva aimait à travailler devant la Flagellation du Christ d’Alonso Cano (à présent au Musée National d’Art de Bucarest). La pièce est ornée de riches tentures rouges, d’étoffes chatoyantes, de magnifiques tapis dont les couleurs harmonieuses tranchent sur le fond sombre des boiseries. Les tableaux y abondaient : une esquisse en grisaille de Rubens, ébauche du tableau La Famille de Rubens de la Alte Pinakothek de Munich ; un portrait de Mozart enfant par Greuze et, sur un chevalet, une étude de Delacroix pour l’un des damnés cramponnés à la Barque de Dante. Partout des bibelots, des souvenirs de famille, des photos ou des portraits de la princesse Marie. Carmen Sylva avait une prédilection pour les petits coins sombres, comme cette alcôve, attachée à son boudoir, qu’elle appelait son « Paradis de dentelles » et où des dentelles de prix étaient suspendues, au plafond, sur les murs, les tables, les coussins et le canapé.

La chambre à coucher du couple royal était d’un charme sévère bien que très confortable. Dans un angle se trouvait une chapelle d’inspiration byzantine dont les icônes furent peintes par Elisabeth elle-même. A part cet appartement royal on trouvait, au premier étage, les appartements solennels des hôtes princiers ou royaux et de charmantes petites pièces pour les demoiselles d’honneur et la camériste de la reine fräulein Burin, son cerbère dévoué, qui régnait aussi sur la chambre des chats. Dans son journal, Zoé Camarasescu, la fille de Zoé Bengesco, dame d’honneur de la reine, racontait une visite chez les petits félins. « Fräulein, tel un maître de cérémonie, ouvrait le chemin en descendant le petit escalier en colimaçon qui menait vers l’appartement des chats. …Des grands tapis, des grands rideaux, lumière électrique, un petit lavabo, telle une chambre pour n’importe quel invité du château. Des angoras roux ou blancs, qui à notre apparition détournaient la tête avec dédain, tels des princesses de Mille et un nuits, dérangées dans leur tranquillité. La Reine leur parlait, les appelait, et ses paroles ressemblaient à des ronronnements. Ils se frottaient à ses pieds, miaulaient ou se cachaient sous les meubles. » Carmen Sylva décrira elle-même ses chats dans un article qu’elle publia dans le numéro d’août 1908 de la revue américaine, The Century magazine.

Les salles de bains n’existaient que pour les appartements du couple royal et des hôtes importants. Les autres ne disposaient que de lavabos, deux à chaque étage, donnant sur la galerie autour de la cour intérieure où circulait la reine de bon matin, « chose qui occasionnait des rencontres redoutées, quoique divertissantes », comme nous assurait son secrétaire, Robert Scheffer.

Sous les toits, se trouvait l’atelier de Carmen Sylva, une grande pièce carrée, avec des poutres remarquablement sculptées d’animaux fantastiques. De belles draperies étaient jetées sur des chevalets qui supportaient les feuilles de missels qu’elle enluminait; dans une niche, un divan bas invitait à la causerie intime ou bien au repos… Des nuances rares se mariaient sur des brocarts, des peluches, des tissus anciens, des tapis de Perse ou de Turquie. Au même étage se trouvaient d’autres petits appartements, dont le plus sympathique était sans doute celui où vécurent Gustav Klimt et son frère, Ernst, lors de la campagne de décoration pour l’embellissement du château. Les aides de camps avaient un corps de bâtiment spécial réuni au château par une galerie qui n’y donnait accès que le jour, car la nuit la porte de communication était close, par égard pour la vertu des demoiselles d’honneur.

Non loin du château, afin d’imprimer une certaine unité de style à l’ensemble, on avait construit plusieurs bâtiments pour le personnel, sympathiques caprices dus aux architectes Karel Liman (1855-1929)16 et Charles-André Lecomte du Noüy, le frère du peintre. Le nouveau corps de garde avait l’aspect d’un manoir anglais en ruine et l’économat celui d’une demeure bourgeoise de la vallée du Rhin. A un kilomètre du château se trouvait un petit chalet suisse, sorte de rendez-vous de chasse, meublé de trophées d’ours et de meubles faits en bois de cerfs. C’était cette maison que Charles et Elisabeth habitèrent pendant la construction du château. Dans les années 1880, Elisabeth aimait se retirer dans cet endroit pour méditer et écrire. La maison fut détruite par un incendie au début des années 1930 puis reconstruite dans le style Néo-roumain par le roi Charles II.

Les premiers hôtes princiers du château furent reçus au mois d’avril 1884 : le prince Alexandre de Bulgarie et l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie, Rodolphe, accompagné de son épouse Stéphanie.

Dans une interview donnée en 1906 pour la rubrique « La Vie sociale » de la revue Je sais tout, la reine Elisabeth racontait son programme quotidien, la routine d’un jour sans cérémonie au château Pelesch. Sinaïa était pour elle le repos où elle goûtait une infinie douceur de vivre. Elisabeth se levait à 6 heures et travaillait jusqu’à 8 heures dans son bureau. Ensuite elle prenait son petit-déjeuner en tête-à-tête avec son époux, à qui elle lisait les télégrammes de la nuit et les journaux du matin. Les audiences avaient lieu de 10 à 11 heures. Puis à 13 heures avait lieu le déjeuner, où on mangeait très vite car, d’après le journaliste français, «les souverains sont laborieux et ennemis par conséquent de ces fastidieux et interminables banquets qui écourtent la vie des personnages officiels»…mais « les conversations générales sont difficiles car les convives sont toujours trop nombreux. » Après le déjeuner on prenait un café turc dans la salle de billard. C’était le moment de la causerie. Une petite sieste et la reine reprenait de nouveau le travail jusqu’à cinq heures de l’après-midi, heure à laquelle le roi venait prendre le thé chez elle. Après le dîner, cette dernière allait au théâtre ou bien organisait des séances littéraires. Le roi, quant à lui, se délassait volontiers avec une partie de billard.

Pour organiser ses activités, la reine avait une cour composée de deux dames d’honneur : Zoé Bengesco et Marie-Hélène Poenaro, une grande maîtresse des robes, une sorte de maréchale de sa cour, Olga Mavroyeni, un secrétaire et une lectrice. Les dames d’honneur organisaient ses audiences lui tenaient compagnie ou lui faisaient la lecture, ou encore brodaient à ses côtés et l’informaient des dernières rumeurs de la haute société. A ce personnel payé on ajoutait, d’après une ancienne coutume du pays, plusieurs filles de la noblesse ruinée, afin de leur permettre de faire leur entrée dans le monde et de se marier honorablement. « Ce sont mes filles, disait Elisabeth, elle remplacent ma petite Marie. » Elles étaient aussi ses principales figurantes. La princesse héritière Marie décrira plus tard malicieusement dans l’Histoire de ma vie cette cour : « de vieilles dames et de vieilles demoiselles, suspendues aux lèvres de la reine, l’entraînant sur la voie de la confidence, le mouchoir prêt à essuyer les larmes de la sensiblerie. Quelques hommes aux longs cheveux et aux pâles visages, la plupart écrivains ou musiciens; quelques généraux somnolents, et des jeunes gens pâlots, appuyés contre le mur dans des recoins d’ombre. Il flottait dans l’air une certaine fébrilité provoquée par le sujet de la conversation: un engouement pour un morceau de musique, une broderie, un tableau, un livre merveilleux. » La scénographie était complétée par une « atmosphère surchauffée où poussaient des plantes bizarres. »

Achevé en 1883, le château subit par la suite des nombreuses modifications jusqu’en 1914 à la mort du roi Carol Ier, qui le laissera par testament à la Couronne de Roumanie, bien privé du chef de la famille. C’est ainsi qu’il passa au roi Ferdinand Ier et ensuite à son petit-fils, le Roi Michel Ier, en raison de l’abdication du prince Carol, futur Carol II. Confisqué par le régime communiste, en 1948, à la chute de la monarchie, il fut transformé, après des modifications muséologiques lors desquelles les tableaux les plus importants furent deplacés à Bucarest pour former le noyau de la galerie d’art universelle du nouvellement crée Musée National de la République Populaire de Roumanie, en musée des arts décoratifs. Ouvert en 1953 il resta ouvert jusqu’à la fin des années 1970 quand il subit des travaux de restauration et entretien et fut fermé au public et transformé en résidence de protocole pour les hôtes étrangers du régime Ceausescu. Reouvert au public en 1990 il a été retrocédé à Sa Majesté le Roi Michel en 2006, qui fit son entrée le 5 juin 2008. »