Au XVIIIème siècle, l’Allemagne connut, dans le prolongement de la Réforme, un mouvement de retour aux fondamentaux du Christianisme appelé piétisme. L’autre courant influençant les protestants au XVIIIème siècle fut le rationalisme lié aux « Lumières » qui tendait vers une remise en cause des Saintes Ecritures, des dogmes, de la foi et du culte. Le piétisme influença la plupart des maisons luthériennes allemandes au XVIIIème siècle, jusqu’au début du XIXème siècle comme en témoignent la piété et la modestie du style de vie de nombreux grands seigneurs et grandes dames de cette époque.

Les adhérant aux principes piétistes prêchés par le Pasteur d’origine alsacienne Philippe Spener, se reconnaissent à leur piété issue de leur foi, à la simplicité qu’ils affichaient au cours de leur vie et même dans la mort conformément à l’exemple de Jésus dans l’Evangile. L’atmosphère de leurs cours était bien éloignée de celle de Versailles. Leurs vêtements étaient relativement simples et ils n’aimaient pas les mondanités.

La plupart des Comtes Reuss, de nombreux Princes d’Anhalt, de Schwarzbourg, Ducs de Saxe de la branche ernsestine, Princes de Waldeck, Comtes de Stolberg, Princes de Lippe-Detmold, Comtes de Lippe-Weissenfeld et d’Ysenburg mais aussi dans la noblesse non régnante comme les Dohna, les Hohenthal (et je dois en oublier) adoptèrent plus ou moins un style de vie piétiste. Cette influence sera marquante sur plusieurs rois issus de cette région comme Léopold Ier, roi des Belges dont la mère grandit à Ebersdorf.

Ebersdorf fut l’un des centres de ce renouveau sous l’impulsion du Comte Henri XXIX et du prédicateur de sa cour, le pasteur Frédéric Christophe Steinhofer. C’est ce village que je vous propose de découvrir.

 

Le Comte Henri XXIX Reuss (j.L.) naquit à Ebersdorf, petit village de Thuringe, en 1699 dans le foyer du Comte Henri X (1662-1711) et de son épouse Erdmuthe Benigne, née Comtesse de Solms-Laubach (1670-1732), vingt-neuvième agnat de la jeune lignée de la Maison Reuss à être né au XVIIème siècle dans la jeune lignée (j.L.) de Maison Reuss dont ils formaient un rameau à part, établi dans la petite Seigneurie d’Ebersdorf, en Thuringe tandis que leurs cousins de la jeune lignée régnaient sur Gera, Saalburg, Schleiz et Lobenstein et ceux de la lignée aînée (ä.L.) étaient souverains à Greiz et Burgk.

Le comte décida d’accueillir au milieu du XVIIIème siècle de nombreuses chrétiens tchèques, descendant des partisans de Jan Hus, précurseur de Luther au XVème siècle, appelés Frères moraves, persécutés par les Habsbourg. Le comte Reuss à Ebersdorf avait en cela suivi l’exemple de son beau-frère et ami, époux de sa sœur Erdmuthe Dorothée (1700-1756), le célèbre théologien piétiste Nicolas Louis de Zinzendorf (1700-1760), qui avait donné asile sur ses terres aux Frères moraves, où ils avaient fondé la nouvelle ville d’Herrnhut (Garde du Seigneur) et en était devenu l’évêque. Photos suivantes : Nicolas Louis et Erdmuthe Dorothée.

Le comte Henri XXIX aspirait à vivre dans une certaine égalité avec ses sujets. Chaque dimanche, il conviait tous les habitants dans la salle des fêtes du château pour prier, chanter et écouter la prédication. Conformément à la croyance au sacerdoce universel, tous avaient l’autorisation de prendre la parole pendant le culte, comme le Pasteur. Comtes, paysans, artisans et serviteurs s’appelaient « Frères ». Les seigneurs et dames piétistes consacraient une grande part de leur énergie et de leur temps à la prière, à la lecture et l’interprétation personnelle de la Bible, ainsi qu’au chant et à la musique.

Ainsi la comtesse Benigne Marie Reuss (1695-1751), sœur aînée du Comte régnant, à laquelle ses parents avaient fait enseigner le Latin, le Grec et l’Hébreu, devint une poétesse et écrivit les paroles des chants pour le culte qui furent inclus au livre des chants du Comté de Stolberg-Wernigerode et d’Herrnhut en 1735 et dans celui d’Ebersdorf en 1742.

En 1744, la plus jeune sœur d’Henri XXIX, la Comtesse Ernestine Eleonore Reuss (1706-1766) utilisa l’argent de sa dotation pour la construction d’une maison dans le village, car elle ne souhaitait plus vivre au château, mais plutôt en compagnie d’autres dames célibataires de sa Maison. Ainsi elle put y emménager en compagnie d’une vingtaine d’autres Comtesses Reuss (du rameau de Lobenstein par exemple) et de Promnitz-Sorau. La Maison fut nommée par les habitants « Maison des Comtesses »

Le Comte Reuss transforma son village d’Ebersdorf en une colonie sur le modèle d’Herrnhut, avec une nouvelle place centrale. Autour de celle-ci furent construits les nouveaux édifices de la colonie.

Forte de 400 membres dès 1745, la salle des fêtes du château ne pouvait plus contenir la communauté des Frères. Le Comte ordonna par décret la construction d’une maison commune (Gemeinehaus) le long de a bordure est de la place, contenant au premier étage une nouvelle salle d’Eglise pouvant recevoir 300 chrétiens, dont on peut voir l’extérieur et l’intérieur sur les photos suivantes. Elle fut inaugurée en 1746. Sa décoration correspond à la simplicité recherchée par les membres de la communauté : une couleur blanche pour seul ornement, pas d’autel pompeux, mais une simple table et un pupitre. Au rez-de-chaussée se trouvait la pharmacie.

Conformément au mot d’ordre de Luther Dein Ruf ist dein Beruf (« ta vocation est ta profession, ton métier »), qui expliquait que la satisfaction de Dieu et le Salut se trouvaient, non pas dans les œuvres dévotes, mais dans le respect de ses ordres (les dix commandement, le mariage et le travail), les habitants d’Ebersdorf, n’avaient pas le droit de vivre cloîtrés, mais devaient travailler, même les comtes et comtesses cadets ou hôtes, au château, à l’orphelinat fondé par la comtesse Sophie Théodora de Castell-Remlingen (1703-1777), à l’école, à la pharmacie, au magasin, dans les champs, ou dans les ateliers des petites et moyennes entreprises artisanales qui avaient été créés.

Ainsi les cent hommes qui demeuraient dans le foyer des célibataires « Brüderhof » construit sur ordre du comte, étaient tanneurs, cordonniers, savonniers, imprimeurs, tailleurs d’habits, chapeliers, tricoteurs de bas et de chaussettes ou encore cloutiers.

 Le Comte ordonna la construction d’un foyer pour les femmes célibataires et de logements pour les familles. En découvrant l’organisation sociale de ce village, on perçoit bien l’importance de la religion et on imagine également que les loisirs profanes n’étaient pas encouragés par les Comtes. Paris n’était pas leur idéal. D’autres habitants d’Ebersdorf et d’Herrnhut s’employèrent à l’évangélisation. Ils organisaient des voyages aux Indes, aux Antilles, dans les Iles de la Mer des Caraïbes, en Pologne, au Groenland, en Laponie, chez les Tatars et Kalmoukes en Asie centrale, auprès des Juifs etc… Ils rapportaient avec eux les habitants qu’ils avaient pu convertir.

Lorsqu’un habitant d’Ebersdorf se trouvait dans la détresse (maladie, pauvreté, veuvage), il était pris en charge. Bien qu’adhérent à l’idée que le Salut ne mérite pas, les seigneurs et dames piétistes avaient en général une haute conscience de leurs devoirs sociaux, c’est pourquoi ils travaillaient sans relâche dans leurs Etats à la fondation d’écoles par centaines, gymnases (écoles secondaires), bibliothèques et écoles d’instituteurs et d’institutrices, afin de faire progresser la lecture pour que la Bible puisse être lue de tous (ils en finançaient des éditions populaires) et que le savoir profane se diffusent. Ils dépensaient également une grand partie de leurs revenus en orphelinats, crèches, salles d’asile et diaconats pour le soin de malades et des indigents. Sans parler des caisses des retraites qu’ils établirent dès le XVIIIème siècle pour les veuves de leurs serviteurs et des pasteurs de leurs Etats, des caisses d’assurance incendie, des fonds pour les orphelins, des bourses pour étudiants pauvres, des chapitres pour demoiselles pauvres….

Ainsi les successeurs d’Henri XXIX firent construire en 1783 un foyer pour les veuves que l’on peut découvrir sur la photo suivante.

Le Comte Henri XXIX mourut malheureusement jeune (1747) mais son mariage avec Sophie Théodora de Castell-Remlingen fut béni par la naissance de sept fils et six filles.

Comme le raconte Felix Bovet dans son livre sur le Comte Nicolas Louis de Zinzendorf, c’est celui-ci qui, le premier, avait obtenu la main de Sophie Théodora, sa cousine. Cette union avait recueilli l’approbation de leurs familles respectives. Mais lors d’un séjour qu’il fit chez son ami le Comte Reuss à Ebersdorf, il accepta de renoncer à sa main, en sa faveur, car il avait vanté les mérites de sa promise à la Comtesse douairière Erdmuthe Benigne après qu’elle l’eut questionné sur les jeunes dames à marier. Malgré la résistance d’Henri XXIX qui ne voulait consentir à un tel sacrifice, Zinzendorf ne céda pas et le mena à Castell où les fiançailles eurent lieu. Il écrivit qu’il aimait trop sa cousine et qu’Henri était un meilleur parti que lui et que « Théodora, sera arrachée par là aux vanités du monde ». Henri, touché et reconnaissant, donna alors sa sœur la Comtesse Erdmuthe Dorothée, en mariage à son meilleur ami l’évêque.

Son fils aîné Henri XXIV (1724-1779) lui succéda et se maria en 1754 avec la Comtesse Caroline Ernestine d’Erbach-Schönberg (1727-1796). Par sa fille la Comtesse Auguste Reuss (1757-1831), il était le grand-père du Prince Léopold de Saxe-Cobourg-Saalfeld, futur Roi Léopold Ier de Belgique (1790-1865).

Henri XXVI (1725-1796) qui vécut à Ebersdorf, Historien de sa Maison, président de la société latine d’Iéna, fut co-régent du Comté de Reuss-Ebersdorf avec sa belle-sœur lors de la minorité de son neveu mais n’a jamais pu contracter d’alliance.

Henri XXVIII (1726-1796) Seigneur de Kauppa et Kleinwelka, s’installa auprès de la communauté des frères et sœurs à Herrnhut en compagnie de son épouse Agnès Sophie Comtesse de Promnitz-Sorau (1720-1791). Il fut l’un des anciens les plus écoutés de la communauté, qu’il administra. Il fut envoyé en visitation en Angleterre en 1772-1773 avec son épouse. Il fut reçu souvent à la Cour du Roi George III où il fut l’avocat de ses frères.

Henri XXXI (1731-1763) mourut célibataire à Zeist aux Pays-Bas

Henri XXXII (1733-1756), fut officier dans l’armée impériale, perdit la vie dans une bataille en Bohème.

Henri XXXIII (1734-1791) mourut célibataire à Ebersdorf.

Henri XXXIV (1737-1808) fut officier dans les troupes impériales de Franconie, est parvenu au grade de Général-major, mourut célibataire à Würzburg.

Benigne Renée (1722-1747) mourut célibataire à Ebersdorf.

Sophie Auguste (1728-1753) qui épousa à Herrnhut en 1748 le Baron Louis de Weitelshausen dit de Schautenheim, Seigneur de Lindenheim (1724-1783)

Charlotte Louise (1729-1792) demeurait célibataire à Herrnhut où elle décéda.

Christiane Eléonore (1739-1761) eut, semble-t-il le même destin que sa sœur.

Marie Elisabeth (1740-1784) fut mariée à Herrnhut au Comte Henri XXV Reuss du rameau de Lobenstein (1724-1801) et enfin Jeanne Dorothée (1743-1801) qui épousa Christoph Frédéric Lévin de Trotha. (1743-1772)

Au moment de leur mort, ces grands seigneurs et grandes dames préféraient en général attendre la résurrection dans la terre du cimetière appelé Champ de Dieu (Gottesacker), auprès de leurs loyaux sujets, plutôt que dans les églises nécropoles traditionnelles jugées insolentes.

Dans le Champ de Dieu d’Ebersdorf où reposent 429 membres de la communauté, on peut lire aujourd’hui sur la tombe du Comte Henri XXIX, que sont enterrés auprès de lui : un potier, enseignant de la communauté, un arménien, une femme perse convertie au christianisme, deux femmes noires, trois enfants du Comte de Zinzendorf et trois enfants noirs. 3 photos cimetière-tombe-plaque.

Le style de vie des Comtes Reuss à Ebersdorf, de leurs contemporains et de leurs descendants offre un curieux contraste avec les Cours des royautés occidentales au XVIIIème siècle, qu’il était temps de faire connaître.

Demeurant des Nobles par l’état-civil, la propriété foncière et le respect des lois fondamentales de leurs Maisons, et des souverains, ils utilisèrent les petits revenus de leurs Etats pour augmenter le bien être de leurs sujets (Wohlfahrt). Bien que vivant dans une certaine égalité avec les roturiers, les Comtes Reuss n’ont pas perdu leur noblesse, bien au contraire. Ils devinrent des exemples pour leurs sujets.

Au XIXème siècle et au début du XXème siècle, comme dans beaucoup d’Etats allemands, les successeurs d’Henri XXIX continuèrent à prendre grand soin de leurs sujets, que ce soit aux niveaux économique et social. Il n’est donc pas étonnant, qu’au vu des vertus et de la bonne volonté de tels seigneurs, leurs sujets leur soient restés attachés durant tout le XIXème siècle et même après 1918. (Merci à Jul pour cet article – Copyright photos : DR & site de Herrnbrüder Gemeinde Ebersdorf )