Eve Hanska, dans son grand château (Château de Wierzchownia en 2010 ci-dessus), s’ennuyait de la vie intellectuelle, bien plus brillante, qu’elle avait connue chez ses parents que chez son mari. Son frère Henri, né en 1791, surtout lui manquait. Les lettres échangées entre eux ne suffisaient pas à combler le vide. Henri, après son Grand Tour qui le mena partout en Angleterre, en Allemagne, en Italie et surtout à Paris, rentra en Pologne pour y recevoir l’héritage de son père et se marier avec une femme laide, riche et vertueuse, Julie Grocholska ( 1807-1867). Puis la vie mondaine reprit le dessus, cette fois à deux.

Tout d’abord à Saint-Petersbourg, puis à Rome où ils rencontrèrent Lamennais, Lacordaire et le poète polonais Mickiewicz. Ce dernier l’encourage à écrire, après avoir été charmé par ses talents de conteur. Il ne fut sans doute pas un bon écrivain mais il écrivait et publiait, ce qui aux yeux de sa soeur était déjà remarquable.

 

 

Henri Rzewuski

Elle lui écrivit en 1833 : “Mon cher frère – malgré que vous ne me répondiez pas – renforcé peut-être dans votre orgueil de chef de famille, de grand propriétaire, grand agronome, grand horticulteur, que sais-je ? – je ne dis pas grand homme de lettres car, en vérité, chez ces Messieurs, il y a moins d’orgueil que chez les planteurs de choux aussi n’est-ce ni au lord, ni au quitte que je m’adresse, ce n’est non plus ni à l’agriculteur, ni à l’horticulteur, ni au planteur de choux…enfin, c’est en mettant de côté toute suzeraineté de Cudnow ( domaine d’Henri)…c’est à l’auteur de beaucoup de belles et grandes choses qui n’ont qu’un défaut, c’est celui d’atre griffonné en vilaines pattes de mouches…c’est à l’aimable Voyageur, l’aimable causeur devant la causerie duquel toutes les causeries du monde pâlissent, enfin c’est à mon vieux de science & jeune de coeur Henri que je jette le gant du défi en lui criant “Rends gorge déloyal, ou crie merci”. Comment pas un petit mot de réponse, pas un seul mot un pauvre petit mot. Allez, vous êtes un ingrat.”

 

Domaine de Cudnow appartenant à Henri

Dans cette lettre, Eve se moque gentiment de son frère, en lui reprochant de ne pas lui écrire, mais elle exprime surtout son admiration.

La tante Rosalie dit d’Henri : “Il a prodigieusement d’esprit et de mémoire; il a beaucoup lu et rien oublié. Il a beaucoup écouté son père, et s’est si bien pénétré de ce qu’il lui a entendu raconter dur le passé, qu’il s’est incarné pour ainsi dire, et qu’il sait le décrire comme s’il y avait assisté.” Il avait en effet publié un recueil en 1839 “Souvenirs de Séverin Soplica, échanson de Parnava” une évocation de la Pologne du XVIIIe siècle.Il était devenu un auteur à succès. Et la tante de continuer “ Henri Rzewuski est un auteur distingué qui n’a point le talent d’inventer, mais la lumière des siècles passés se reflète si fortement dans son esprit que l’on croirait qu’il ne peint que ce qu’il a vu…On peut dire que son esprit est mal vêtu et qu’il ne s’agirait que de changer son costume, pour mieux le faire valoir. Henri est dévot et tient aux pratiques de la religion; il connait le bien et le mal…Mais l’habitude l’a vaincu; ses forces morales sont usées, il est bavard et se compromet lui-même et les autres…Il est incapable suite dans ses démarches et résolutions; il n’ aucune affection véritable, il juge avec sévérité ceux qui lui tiennent de plus près et ne résiste point à la tentation de les ridiculiser pour faire rire les spectateurs…Ne disait-il pas parlant de ses frères et de ses quatre soeurs “Pour me débarrasser de celles-ci, je sacrifierais volontiers ceux-là”. (Mémoires Tome II page 302-303)

 

Oeuvre d’Henri Rzeswuski publiée anonymement à Paris

Henri Rzewuski, le frère préféré d’Eveline, ne semble pas être le plus sympathique. Mais pour elle qui s’ennuie au fond de sa campagne, la vie de son frère et surtout ses capacités intellectuelles sont un phare.

Caroline Rzewuwka, née en 1796, était aussi l’aînée d’Eveline. La comtesse Rosalie Rzewuska, mine de renseignement sur la famille, mais pas toujours très charitable dit d’elle : “ Caroline était remarquablement séduisante, et malheureusement pour elle, ses succès ne furent que trop nombreux. Sa faiblesse l’entraînait plus que son coeur, et bien qu’elle eut voulu romancer ses erreurs, en les attribuant à l passion, le monde les jugea sévèrement. Elle ne cherchait point à se disculper, et on se demandait parfois si elle était humble ou effrontée.” ( Mémoires II, page 302)

Il faut dire à la décharge de Caroline qu’elle avait été mariée en 1813, l’âge de 17 ans, à Jérôme Sobanski qui avait 34 ans de plus qu’elle et se trouvait être à un an près de l’âge de son père. Il était un richissime propriétaire foncier de Poldolie – province située au centre-ouest de l’Ukraine, partagée aujourd’hui entre l’Ukraine et la Moldavie. L’union ne dura pas. Après la séparation en 1816, le divorce fut prononcé en 1825. Le couple eût toutefois une fille Constance qui épousa en 1835 le prince Xavier Sapieha (1807-1833). Rappelons ici que la grand-mère de la reine des Belges, Mathilde, était née Sophie, princesse Sapieha-Komorowska (1919-1997) et que son arrière-grand-mère était la comtesse Teresa Sobanska (1891-1875).

Caroline Rzewuska

Caroline Rzewuska était une beauté célébrée : “ Je me souviens de ses apparitions vers 1830…je me souviendrai toujours de toque écarlate en velours ornée d’une plume d’autruche qui allait extrêmement bien à sa garde taille, à ses épaules opulentes et à ses yeux ardents.” Telle que la décrit un contemporain. A peine séparée de son mari, elle devint la maîtresse du général Ivan Ossipovitch Witt (1781-1840).

Général Ivan Ossipovitch Witt

Une digression dans la vie de la fratrie Rzewuski avec la présentation de la mère de l’amant de Caroline, Sofia Clavone ou Glavani, permet de comprendre mieux leur situation : “Sofia Clavone naquit dans la ville turque de Bursa le 11 janvier 1760. Son père, Constantin Clavone était un pauvre marchand de moutons (certains disent qu’il était boucher), et sa mère, Maria, une beauté locale. Lorsque Sofia eut douze ans, la famille déménagea dans la grande ville de Constantinople, et s’installa dans le quartier grec de Phanar. Sofia et sa sœur vécurent dans ce quartier jusqu’à la mort inopinée de son père, lorsque la jeune fille eut atteint ses quinze ans. Sa mère fut obligée de se remarier à un arménien pour survivre.

Sofia Clavone ou Glavany (1760-1822)

En 1776, toute la famille perdit sa maison lors du grand feu qui ravagea Constantinople. La mère de Sofia y perdit son deuxième mari, et elle entreprit de demander de l’aide à l’ambassadeur polonais, Boskamp Lyasopolskomu. Ce dernier, séduit par la détresse de cette mère, et de ses deux jeunes et jolies filles, consentit à les aider, mais en contrepartie, il réclama la jeune Sofia comme maitresse en échange de 1 500 piastres.

La mère accepta sans sourciller de monnayer sa fille, et Sofia s’installa avec sa famille dans un coin de l’ambassade. Sofia et sa soeur apprirent le français avec les filles de l’ambassadeur polonais (car il était bien sûr marié). La mère de Sofia décida d’utiliser la beauté de ses filles pour survivre, et quelques mois plus tard, la sœur ainée de Sofia rejoignait le harem du pacha turc en tant que concubine.

Quant à Sofia, pendant deux ans, elle devint la maitresse de l’ambassadeur polonais. Rappelé à Varsovie le 27 mai 1778, Boskamp Lyasopolskomu installa la jeune fille à Constantinople dans un appartement loué chez l’interprète turc de l’ambassade, et mis sur la banque au nom de Sofia la somme de 1 500 piastres à titre de dot. Mais la jeune fille n’était toujours pas libre de ses mouvements.

En effet, en décembre 1778, Sofia reçut l’ordre de rejoindre l’ambassadeur polonais à Varsovie : en effet ce dernier lui promettait de lui trouver un riche marchand polonais pour mari, lui ne pouvant (et ne voulant) l’épouser puisqu’il était déjà marié.

Sofia se mit en route en janvier 1779 pour rejoindre la capitale polonaise, en compagnie des tuteurs nommés par Boskamp, et voyagea à travers la Bulgarie : en avril, elle arriva à Kamenets Podolsk en Ukraine Elle y rencontra le commandant du fort local, Joseph de Witte (d’origine hollandaise) qui tomba amoureux d’elle. Déjouant la surveillance dont elle était l’objet, Sofia rejoignit le fougueux officier qui lui proposa le mariage. Désireuse de quitter son état d’esclave sexuelle, la jeune femme accepta.

Le jeune couple se maria le 14 juin 1779 dans l’église catholique du village de Zinkovtsy, sans l’autorisation des parents du jeune homme. Sofia avait alors dix-neuf ans, et Joseph de Witte en avait quarante. C’était un bel homme qui était devenu lieutenant général dans l’armée russe et avait la faveur de l’impératrice Catherine II.

Le jeune couple passa deux ans à Kamenetz Podolsk où le mari détenait le titre de commandant de la forteresse russe, puis le comte de Witte emmena en 1781 sa jeune épouse pour un tour de l’Europe. Dans toutes les capitales d’Europe, la beauté de la jeune femme va susciter l’admiration de tous.

La reine de France accueillit le jeune couple à Trianon, où Sofia de Witte attira les regards du jeune comte d’Artois, frère de Louis XVI. Cet incorrigible séducteur semble avoir mis la jeune femme dans son lit. Elisabeth Vigée Lebrun fera un portrait de Sofia, elle relatera dans ses mémoires que « la jeune femme était vraiment très belle, mais qu’elle le savait et qu’elle en jouait outrageusement ».

En 1782, le couple revint à Kamenetz en ayant fait halte à Vienne après avoir traversé la Moravie et la Slovaquie. Cette année là, le père de Joseph de Witte mourut, et Sofia prit le titre de comtesse de Witte. Son mari reçut du ministre russe Grigori Potemkine le grade de commandant de Kherson, et 6000 roubles de salaire par an.

La première mention de la liaison de Sofia (âgée de vingt-neuf ans) et de Grigori Potemkine (âgé de cinquante ans) date de 1789 : à cette date, elle est l’invitée d’honneur du camp militaire d’Otchakov, où le prince Potemkine ordonna des bals et des collations dont la belle comtesse de Witte est l’invitée d’honneur. A cette époque, son mari se vit conférer le grade de général de l’armée russe.

Mais le prince Potemkine meurt en 1791, dans les bras d’une autre de ses maitresses, laissant Sofia sans protecteur.

Comte Stanislas Potocki par Jean-Baptiste von Lampi

Dans le courant de l’année 1792, Sofia rencontra celui qui allait devenir son deuxième époux, le plus riche magnat de l’Ukraine : un comte général polonais du nom de Stanislav Schensny Potocki ; c’était un homme marié de quarante ans (il avait onze enfants de sa deuxième épouse Jozefa Mniszech) et le coup de foudre entre Stanislav et Sofia fut immédiatement réciproque. Elle devint rapidement sa maitresse, et lui donna trois enfants illégitimes Konstantin (né en 1793), Nikolai (né en 1794) et Helena (née en 1797).

Potocki, amoureux fou de Sofia, proposa à Joseph de Witte, époux de Sofia d’engager une procédure de divorce en échange de deux millions de zlotys. Le mari de Sofia accepta (sa femme était devenue depuis plusieurs mois la maitresse de Potocki et l’avait quitté) et la jeune femme entama la procédure : elle obtint un divorce catholique légal en février 1796. Quant à Potocki, il divorça de son épouse seulement après la mort de Catherine II en 1798. Potocki épousa Sofia le 17 avril 1798 dans une cérémonie orthodoxe à Toultchine, Sofia était alors enceinte de son fils Alexandre qui naitra à la fin de l’année 1798, et qui devait devenir son fils préféré. Après ce mariage, elle devint officiellement Sofia Potocka.

Au moment de son troisième mariage, Potocki venait de prendre sa retraite de général d’infanterie de l’armée russe : c’est ainsi qu’il se retira avec Sofia sur ses terres de Tulczyn en Ukraine (232 km au sud-ouest de Kiev) où les Potocki possédait un palais magnifique (qui existe toujours) dont il a été parlé sur ce site. http://www.noblesseetroyautes.com/palais-potocki-a-tulchyn/

Le ménage fut heureux malgré les crises de mysticisme de Stanislav vers la fin de sa vie, jusqu’au jour où Sofia tomba amoureuse de son beau-fils, Feliks Georg Potocki (issu du précédent mariage de Potocki) et de seize ans plus jeune qu’elle. Les rumeurs disaient qu’il était probablement le père du dernier enfant de Sofia : Boleslaw. Son mari (qui semble n’avoir pas soupçonné la liaison de sa femme) eut le bon gout de mourir le 15 mars 1805, et Sofia rompit sa liaison avec son beau-fils qui devait mourir en 1810 sans s’être jamais marié.” (Sources http://www.logpatethconsulting.homeip.net/blogpress/?p=2107)

Sofia Clavone par Elisabeth Vigée Lebrun en 1781

La légende veut que l’empereur Joseph II, après l’avoir rencontrée à Spa, fut si impressionnée qu’il demanda à Mozart de composer quelque chose en son honneur sur le thème du harem. Peut-être fut-elle à l’origine de “L’enlèvement au Sérail” ? Il recommanda à sa soeur Marie-Antoinette de la recevoir et la reine fut à ce point charmée par elle qu’elle l’appelait sa fille adoptive.

Cette longue digression permet de mieux comprendre que Caroline n’eut aucune hésitation à  vivre officiellement en concubinage avec un homme en vue et sans que personne n’y trouve vraiment à redire, tant leurs alliances étaient illustres, leur fortune immense et la société  de l’époque permissive, même si la partie prude de la société d’Odessa où le couple résidait se montrait choquée.

Witt était marié à une princesse Lubormirska et ne divorça pas, alors qu’en Russie à l’époque, il pouvait facilement le faire, comme sa mère l’avait fait pour devenir comtesse Potocka. Il était le chef des colonies militaires du sud de la Russie, dont faisait partie la Crimée et un spécialiste de la police politique durant les dernières années, despotiques, du règne d’Alexandre Ier.

Cela n’empêchait pas Caroline de jouer les coquettes et les poètes exilés en Russie, comme Adam Miskiewicz (1798-1855),ou même à Saint-Petersbourg comme Alexandre Pouchkine (1799-1837). Ils ne semblent pas avoir obtenu ce qu’ils désiraient car en 1830, il lui écrivit ceci “ Vous vous jouez de mon impatience, vous semblez prendre plaisir à me désappointer, je ne vous verrai donc que demain – soit. Cependant, je ne puis m’occuper que de vous…”

Adam Miskiewicz (1798-1855)

On ne sait ce qui s’est passé le lendemain, mais Pouchkine quitta brusquement Saint-Petersbourg pour aller se marier à Moscou.

Pouchkine par Tropynin en 1827

Witt fut nommé gouverner militaire de Varsovie en août 1831. Elle le suivit. On retrouve ici la tante Rosalie : “ Faible jusqu’à la lâcheté, d’un caractère indécis et chancelant, elle n’avait qu’une seule volonté positive, celle de séduire et de plaire, la grâce de son langage et de sa figure eût désarmé les juges les plus sévères.” (Tome II p.206-207)

 

Caroline Rzewuska

 

Mais le général Witt se lassa de la belle Caroline. Quand soupçonnée d’aider ses compatriotes polonais, et que Saint-Petersbourg se lassa du scandale de la liaison, elle reçut  du Tsar l’ordre de quitter Varsovie, sans que son amant y ait trouvé à redire.

Il ne semble pas que Caroline ait vraiment aidé ses compatriotes car lorsqu’elle reçu la lettre elle répondit au comte de Benckendorf, ministre de la police de l’empire : “ J’ose dire que jamais femme n’a été dans le cas de montrer plus de dévouement, plus de zèle, plus d’activité pour le service de son Souverain que j’ai mis souvent au risque de ma perdre, car vous ne pouvez ignorer, mon général, qu’une lettre que je vous ai adressée d’Odessa a été saisie par les insurgés de Podolie et qu’elle a mis contre moi, haine et vengeance dans le coeur de tous ceux qui en eu connaissance…le plus profond mépris que je porte au pays à qui j’ai le malheur d’appartenir ( la Pologne) ; tout cela devait me mettre  au dessus des soupçons dont je suis maintenant la victime. Tous les intérêts de ma vie ne s’attachent donc qu’à ceux de Witt et les siens sont toujours à la gloire de son pass et de son Souverain…que mon coeur honore comme Mon Maître et chérit comme un père qui veille sur nos destinées à tous…Je vis donc des Polonais, j’en reçus même quelques-uns qui répugnaient à mon caractère… Je ne succombe que sous une idée – c’est celle que le courroux de Sa Majesté se soit fixé un seul instant sur celle dont la seconde religion ici-bas est son dévouement et son amour pour son Souverain.”  ( archives d’état  de la Fédération de Russie in Roger Perrot – Eve de Balzac éditions Stock 1999 – L’ensemble des documents cités dans cet article provient en garde partie de cet ouvrage )

Il semble qu’elle n’ait pas vraiment aidé les Polonais et quand on sait comment l’insurrection de Pologne en 1830 et 1831 fut réprimée par les troupes russes et que l’élite de la société polonaise dut fuir à l’étranger pour ne pas finir en Sibérie et que leurs terres furent confisquées, une telle lettre laisse un goût d’amertume.

Caroline Rzewuska était non seulement lâche mais aussi traître à sa patrie. Le couple toutefois reprit sa vie commune quand Witt fut à nouveau nommé à Odessa. La belle Caroline séduisit alors le maréchal Marmont duc de Raguse qui fut reçu par eux, au point qu’elle envisagea un moment de le rejoindre à Rome. Witt s’amouracha de la femme de son demi-frère la comtesse Marie Potocki. Devant son refus, Witt perdit la raison et finit par mourir gâteux.

Caroline se remaria en 1837 à Stéphane Chircowitz, aide de camp de Witt, amoureux d’elle depuis longtemps.

La tante Rosalie approuva ce mariage et écrivit à Eve Hanska : “ …Votre sévérité envers Caroline, vous avez eu tort surtout de la lui témoigner. C’est votre aînée, puis sa conduite ne vous regarde point…”

Il semble donc qu’Eve ait été choquée par la conduite de sa soeur et par son remariage rapide après la mort de Jean Sobanski dont elle était séparée depuis 1816, soit vingt et un an après. Cela est étonnant car on ne sait pas si Eve était choquée par la liaison de sa soeur avec Witt.

Eve toutefois alla faire une visite à sa soeur quelques temps après. Elles s’étaient réconciliées. Il est possible que la mort de la fille de Caroline, Constance princesse Sapieha, le 2 janvier 1838, ait aidé Eve à surmonter son jugement sévère. Caroline avait pris la route pour se rendre chez les Sapieha en Lituanie et en arrivant au château de Wysokie, elle eut la douleur de trouver un catafalque dressé dans la grande salle de réception sur lequel reposait Constance. Eve avait perdu trop d’enfants pour ne pas compatir à la douleur de sa soeur.

En 1844, Balzac dans une lettre à Eve la met en garde contre sa soeur alors que cette dernière est en visite à Wierzchownia : “ Chère, Votre soeur Caroline joue la comédie, et je ne sais quoi j’ai le plus à admirer de votre admirable simplicité dans votre confession ou de sa duplicité…Ne vous laissez plus prendre à rien.”

Caroline voyage beaucoup alors que son mari a perdu ses divers emplois dans l’armée. Nommé gouverneur de Bessarabia en 1845, mais perdit son poste à nouveau et mourut d’une crise cardiaque en 1846. Elle fut alors une veuve joyeuse car son mari était un homme trop sérieux et elle s’ennuyait avec lui, probablement obligée à plus de contrainte qu’avec Witt.

Caroline rejoint sa soeur à Paris. Elles fréquentent plus le monde de la littérature que le grand monde aristocratique, où leur style de vie ne pouvait que détoner dans l’atmosphère prude et confinée de la Monarchie de Juillet. Elles sont riches et indépendantes.

 

Jules Lacroix (1809-1887)

Caroline s’éprend de Jules Lacroix (1809-1887), de quatorze ans son cadet, auteur mineur, qui a produit des oeuvres poétiques et en 1858 une pièce montée au Théâtre Français, Oedipe-Roi. Il était aussi un cousin de Madame Ingres. Ils se marient le 6 novembre 1851 à La Madeleine. Eve ne semble pas heureuse de ce mariage. Le couple mène la vie de la grande bourgeoisie européenne, entre la saison d’hiver à Paris, des séjours dans les différents châteaux en France ou en Ukraine, appartenant à leurs amis et à leurs familles et des cures à Carlsbad.

Le couple dès lors restera proche d’Eve devenue Madame de Balzac.

Caroline, née comtesse Rzewuska, épouse Sobanska, maîtresse officielle de Witt, veuve Chircowitz et enfin Madame Jules Lacroix mourut à Paris le 16 juillet 1885, deux ans avant son mari.

Sa vie fut riche en aventures et rebondissements. Balzac ne l’aimait pas du tout et peut-être n’avait-il pas tort car le personnage n’est pas très sympathique.

Les autres membres de la fratrie sont Alexandrine, Adam, Ernest et Pauline. Leur vie fut plus conforme aux règles de leur milieu.

Alexandrine, appelée Aline, était née avant 1803. Elle fut une victime de sa soeur Caroline qui eut une aventure avec son fiancé Nicolas Jaroszynki et ce dernier se suicida. Aline fut mariée en 1831 avec Alexandre Moniuszko, lui aussi grand propriétaire foncier dans la région de Minsk. Il était aussi chambellan de l’empereur de Russie au moment du mariage. Leur différence d’âge était de deux ans. C’était un homme de goût et de culture. Il mourut très jeune, en 1836, laissant sa veuve et deux filles, Pauline et Ernestine.

Sa petite fille, Alexandrine Wankowicz, la décrivit ainsi : “ C’était le type de la grande dame d’autrefois, très distinguée, très soignée et aimant la toilette, petite de taille et, il m’aurait semblé, moins jolie que ses soeurs, artiste dans l’âme, jouant du piano si merveilleusement bien qu’un jour, il parait que Liszt, sans qu’elle le sache au salon, l’a applaudie par un “bravo, madame la comtesse, bravo!”

Franz Liszt par Miklós Barabás (1847)

 

La présence de Liszt chez Aline montre bien le haut niveau culturel et artistique dans lequel évoluaient les Rzewuski. Balzac la trouvait provinciale, prétentieuse et ennuyeuse. Mais son jugement n’est pas objectif car il semble vouloir plaie à Eve en disant cela, les deux soeurs ayant toujours eu de relations compliquées. Mais de toutes les soeurs, c’est celle qui a le mieux connu Balzac, les deux entretenant aussi des relations compliquées.

Elle séjournait à Paris au moment de la révolution de 1848 “ divinement mise, d’un petit air jeunet, à ravir, inquiétant, elle doit avoir des idées de mariage; elle voudrait avoir ses fonds et ses économies pour profiter du moment…Hier j’ai vu votre soeur, elle est toujours la femme du monde la plus heureuse d’être ici…” (Balzac dans une lettre à Eveline). Ces compliments ne devaient pas trop lui faire plaisir car elle était restée elle à Wierzchownia. Et ce d’autant moins qu’il la voit au moins une fois par semaine et l’emmène avec sa fille au théâtre. Elle séjournera ensuite fréquemment à Paris, avec ses filles, voyant Balzac fréquemment puis après sa mort, sera proche d’Eve dont elle accepta souvent l’hospitalité.

Elle mourut en 1878, laissant une postérité dans la famille du comte Martini-Bernardi de Florence, mari de sa fille Ernestine. Elle semble bien avoir été une grande dame jusqu’à la fin, menant une vie digne et sans scandales.

 

Villa Martini-Bernardi à Florence

Adam, né en 1805, meurt en 1888. En 1826, il rejoint l’armée sous le commandement de l’amant de sa soeur Caroline, Jean Witte. Il eut une belle carrière militaire. Comme sa soeur, il choisit le parti en aidant activement à la répression de l’insurrection polonaise en 1831. Il eut une carrière classique, dont le commandement militaire de Kiev, et finit général. Il fut créé comte de l’empire russe. Il fut aussi actif dans la maçonnerie russe. Il posséda les domaines de Wierzchownia, acheté à sa nièce, et Pohrebychtche, par héritage de son père. Marié deux fois, il eut une fille de sa seconde épouse, Catherine devenue par mariage princesse Guillaume Radziwill. Sa postérité, dans les Radziwill et les Blucher est éteinte. Eve et lui ont toujours entretenu d’excellentes relations.

Général Adam Rzewuski

Pauline, la dernière des filles, née en 1808, épousa Jean Ricnic (1792-1861), en 1826. Il était d’une famille d’armateurs et de banquiers ayant des comptoirs à Trieste et à Odossa, où elle le rencontra chez sa soeur Caroline. D’une famille patricienne de Raguse, sa mère étant une princesse Mavrocordato, il appartenait à la famille des Obrenovic, la famille princière de Serbie qui fut détrônée par les Karageorgevic. Bien qu’étant dans le commerce, il appartenait à un milieu avec lequel une alliance n’était pas déchoir. Pauline fut amie de la reine de Naples, Caroline Murat, alors en exil à Trieste et c’est à elle que fut vendu le Palais Ricnic de Trieste quand des revers de fortune, suite à des impayés de fourniture de la part du gouvernement russe, atteignit la famille. Ils s’installèrent alors dans le petit domaine de Hopczyça, un manoir agréable, différent des fastes de Pohrebychtche, reçu en dot à son mariage. Sa fille Marie (1827-1895), épouse en premières d’Edouard comte Keller, fut une des beautés de son époque. Elle divorça en 1876 pour se remarier en Angleterre à Charles Saint-Yves (1842-1909).

 

Comtesse Marie Keller par Alexandre Cabanel en 1873 Musée d’Orsay

L’arrière-petite-fille de Pauline, Renée de Forsanz (1876-1961) épousa en 1900 le futur général Maxime Weygand (1867-1965) à la naissance mystérieuse. Pauline mourut en 1866 Hopczyça. Tous s’accordent pour vanter le charme et la distinction de Pauline. Douce mais ferme, elle fut une épouse irréprochable.

Ernest, né en 1812, est donc le dernier de la fratrie. Beau et séduisant, il n’a tout de même pas l’intelligence des autres. Il était médiocre en tout. Il avait épousé Constance Iwanowska (1821- 1880), une riche héritière, cousine de Carolyne Iwanowska (1819-1887) épouse du prince Nicolas de Sayn-Wittgenstein, connue pour sa liaison avec Franz Liszt qu’elle faillit épouser à Rome le 22 octobre 1861. Le mariage semble avoir été interdit par le tsar lui-même. Le gouvernement impérial avait aussi confisqué ses nombreux domaines comportant des milliers de serfs. Ne pouvant se marier le couple resta ami.

Ernest divorça peut-être de sa femme car il écrivit à sa soeur Eve “ Je voudrais aussi décider ma femme à m’accorder le divorce en attendant si tu connais quelque belle et riche héritière, fais moi les affaires.” Difficile d’être moins romantique ! Le couple eut trois enfants dont il ne semble pas qu’il y ait de postérité. Il mourut en 1869 et sa femme en 1880.

Cet exposé de la fratrie Rzewuski montre que les relations entre ses membres avaient des hauts et des bas. Cela montre aussi une certaine instabilité affective, les divorces y sont nombreux. Cela monter enfin le milieu social qui était le leur. Parfaitement nés, parfaitement alliés, plus la plupart très riches, ils appartenaient à la couche supérieur de la société européenne. C’était somme toute un milieu dans lequel Balzac se sentait chez lui mais il n’est pas sûr qu’ils l’aient vraiment considéré comme un des leurs. (Merci à Patrick Germain pour cette deuxième partie de récit)