Si la mort du mari ouvrait des perspectives, elle ne laissait pas moins un certain nombre d’obstacles que le couple allait devoir affronter. Une succession importante liée à un grand domaine n’est jamais simple mais dans la Russie tsariste, cela l’était encore moins. Tout et tous dépendaient du Tsar, y compris dans la gestion des patrimoines, du moins aristocratiques aussi importants et leurs propriétaires en déplaisant à l’Autocrate pouvaient se voir confisquer ses biens. Ici, vue aérienne du domaine de Wierzchownia.

Peu de temps après son mariage, le 13 mai 1819, les parents d’Eveline avaient signé avec son mari, un contrat d’usufruit aux clauses très claires. Pour la cas où il décéderait avant elle, elle aurait droit à l’usufruit de l’ensemble de ses biens soit les domaines de Puliny,  dans la province de Volhynie au nord de Berditcheff, de Wierzchownia, dans le gouvernement de Kiev, et d’Hornostajpol, près du Dniepr, dans le district de Radomysl, ainsi que le revenu de tout le numéraire, et tous les meubles et de l’argenterie.

Le domaine de Wierzchownia

En cas d’enfants issus du mariage, elle ne percevrait que la moitié de l’usufruit. Eveline, qui possédait également un domaine en propre, était donc une riche veuve et Anna une riche héritière, ces domaines comptant ensemble plusieurs dizaines de milliers d’hectares, en terres arables et forêts.

Mais c’était sans compter sur François Hanski (1774-1847) cousin germain célibataire de Venceslas, également propriétaire d’un domaine, et dont Anna était l’héritière. Craignant de voir Eveline se remarier avec un étranger, il contesta la validité de l’acte d’usufruit.

La cour civile de Kiev rejeta donc la demande d’envoi en possession faite par Eveline le 3 février 1842, c’est-à- dire deux domaines dont Wierzchownia, et demanda la nomination de deux tuteurs pour Anna qui n’avait que quatorze ans. Se pourvoyant contre cette décision Eveline écrivit alors à l’empereur pour expliquer ses droits et demander qu’ils soient strictement appliqués. Connaissant la lenteur de la justice en Russie, elle décida alors de se rendre à Saint-Petersbourg plaider elle-même sa cause, avec l’aide se ses nombreuses relations. Elle y resta de septembre 1842 à mai 1844. Il n’y avait peut-être pas que la lenteur administrative qui justifiait cette présence aussi longue dans la capitale. Peut-être y éprouva-elle le plaisir d’une vie sociale active ?

Le cousin Hanski n’était pas le seul à craindre un remariage. La tante Rosalie Rzewuska le craignait aussi et elle savait avec qui. Elle n’aimait pas beaucoup Balzac, beaucoup plus sensible à la médiocrité de son apparence, à son ambition sociale qu’à son génie. Aussi incita-t-elle Eve à accepter un parti très avantageux mais on ne saura jamais lequel car les lettres restent muettes sur le nom. “ Un Ami digne de vous protéger, et de vous épargner toutes les tribulations qui abiment une existence féminine…On m’a écrit pour me demander de bonnes paroles sur le jeune homme – on désire beaucoup que vous acceptiez”. Il était aussi question de trouver un bon mari pour Anna.

 

 

Franz Liszt en 1843

Si Balzac avait du souci à se faire, ce n’était pas du côté des prétendants proposés à Eveline, mais des hommes qu’elle rencontrait dans les salons de Saint-Peterbourg, dont certains étaient amoureux de la belle et riche veuve. Mais aussi et surtout, il devait craindre le grand amoureux de l’époque, Franz Liszt. C’est Balzac lui-même qui offrit à Liszt de le présenter à Eveline quand il sut qu’il allait à Saint-Petersbourg. Liszt qui aimait les belles aristocrates n’avait pas encore quitté Marie d’Agoult et n’avait pas encore rencontré Carolyne de Sayn-Wittgenstein, la lointaine parente d’Eveline.

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult (1805-1876)

La fille de Franz Liszt et de Marie d’Agoult, Cosima, épousera Richard Wagner. Franz Liszt tomba sous son charme quand il lui fit sa première visite le 25 avril 1843. Eveline qui attirait les génies se laissa un peu courtiser, probablement flattée d’être l’objet de la flamme pianiste, encore plus célèbre dans le monde musical que ne l’était Balzac dans le monde de la littérature. Multipliant les visites sans obtenir ce qu’il désirait, l’avoir pour maîtresse et peut-être pour femme, Liszt se montrait sous des jours différents. Eveline écrivit de lui : “Il est revenu plusieurs fois depuis ( son voyage à Moscou), tantôt se montrant brusque et violent et tantôt aimable, alors il est charmant, mais quand il s’emporte il me fait peur.”

Le 17 juin 1843, avant de partir Liszt écrivit à Eveline : “Je n’ai point forcé la consigne; je ne vous ai point désobéi – Et pourtant il m’aurait été doux de vous voir encore une fois, Madame. Pardonnez-moi si j’ai été brique et violent dans nos discussions – et daignez pour maintenant, ni me juger, ni me condamner, ni m’absoudre.”

Eveline Hanska, née, élevée et vivant, au fin fond de l’Ukraine devait avoir une personnalité extraordinaire et attachante pour avoir suscité l’amour de deux des génies du XIXe siècle. Sa fortune et sa beauté n’expliquent pas tout. Mais ayant refusé de céder à un génie, elle attendait l’autre celui qu’elle aimait. Elle préparait la venue d’Honoré à Saint-Petersbourg.

Et ce n’était pas une mince affaire même s’il n’attendait que cela. Le 14 juillet 1843, il avait fait viser son passeport à l’ambassade de Russie. Voici comment le décrit le secrétaire d’ambassade : “ un petit homme gros, gras, figure de panetier, tournure de savetier, envergure de tonnelier, allure de bonnetier, mine de cabaretier.”

 

 

Balzac vu par Daumier

Il est vrai que l’ensemble des portraits et statuts que nous possédons de lui ne nous montre ni un Apollon ni Adonis. Le chargé d’Affaires, le comte Kisséleff, en rajoute : “Comme cet écrivain est toujours aux abois dans sas affaires pécuniaires et qu’il est en ce moment, plus gêné que jamais, il est vraisemblable que, malgré l’assertion contraire des journaux, une spéculation littéraire entre dans ce voyage. Dans ce cas, en venant en aide aux besoins d’argent Monsieur de Balzac, il serait peut-être possible de mettre à profit la plume de cet auteur, qui conserve encore quelque popularité ici, comme en Europe en général, pour le porter à écrire la contrepartie de l’hostile et calomnieux ouvrage de M. de Custine.”

L’ouvrage du marquis de Custine, “Lettres de Russie”, paru en mai 1843 avait eu un succès considérable même en Russie, sauf auprès du gouvernement impérial et du Tsar, Nicolas Ier, dont il avait écrit : “Si le tsar n’a pas plus de pitié dans son cœur qu’il n’en exprime dans sa politique, je plains la Russie. En revanche si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains le tsar.”

La description critique qu’il fait de la Cour et de l’aristocratie, ainsi que de la bourgeoisie, de l’administration et des moeurs du pays est tout sauf flatteuse. Et le succès de l’ouvrage n’arrange pas les choses vis-à-vis de la Russie.

On a cru à l’époque du voyage de Balzac qu’il avait été payé pour écrit un ouvrage à la gloire de la Russie pour détruire l’effet de celui de Custine. Mais comme Balzac le publiera lui même en 1847 : “ Beaucoup de sots ont prétendu que S.M. l’empereur de Russie avait eu l’idée de faire réfuter le livre de Mr de Custine par une plume française et m’avait offert un nombre suffisant de paysans lors de mon voyage à Saint-Petersbourg. Je commence donc par déclarer que j’ai vu l’empereur Nicolas à la distance de cinq mètres, qu’il ne m’a jamais vu ni conséquemment parlé..”

Nicolas Ier de Russie ( 1796-1855)

La raison du voyage de Balzac à Saint-Petersbourg n’était dictée que par le désir de voir Madame Hanska, par l’amour donc et probablement la perspective d’un bon mariage. “C’est une affaire de coeur qui attire le bien aimé dans les régions de steppes et des glaces. Il est question de mariage dont le romanesque fera pâlir tous les rêves du plus fécond de nos romanciers” ( Le Corsaire, journal humoristique édition du 28/29 juillet 1843) La vie de Balzac et son aventure avec Eveline est donc connue de tous. Il est probable qu’après la mort du mari, et peut-être même avant, il avait confié son rêve d’épouser “L’Etrangère” à certains de ses amis, dont beaucoup étaient de la presse.

Son voyage en bateau de Dunkerque à Saint-Petersbourg eut lieu du 21 au 29 juillet. Bien entendu il avait choisi la plus belle cabine du vapeur “Devonshire”.

 

Bateau à vapeur en 1843

Son séjour dans la capitale russe fut relativement discret. Eveline et lui ne recherchaient pas particulièrement la société mondaine. Mais selon Léon Narishkin, amoureux de sa lointaine parente, c’est le tsar lui-même qui lui avait révélé la présence de Balzac en ville. Le même fit par à Honoré, par l’intermédiaire d’Eveline, d’une invitation à assister à la grande parade annuelle présidée par le souverain. Et c’est là qu’il le vit  de cinq mètres.

Balzac semble avoir été surpris que la société de Saint-Petersbourg ne l’ait pas plus recherché. Il était une gloire dans toute la Russie. Il conclut avec philosophie “ J’ai reçu le soufflet qui était destiné à Custine, qui, après son séjour en Russie, a publié son livre La Russie en 1830, où il parle, comme d’autres touristes-écrivains pour la plupart, à l’aveuglette ou injustement de choses graves.” Il est possible qu’il ait eu raison.

Ils fréquentèrent toutefois quelques familles amies dont celle du prince Henri Lubomirski, père de la princesse de Ligne. Ce voyage avait soigneusement été caché à la comtesse Rosalie Rzewuska, mais qui dut sans doute finir par le savoir.

Honoré est toujours amoureux d’Eveline : “Je ne l’avais pas revue depuis Vienne et je l’ai trouvée aussi belle, aussi jeune qu’alors. Il y a sept ans d’intervalle, cependant et elle était restée dans ses déserts de blé comme moi dans le vaste désert d’hommes de Paris…De 1833 à 1843, il s’est écoulé dix années pendant lesquelles tous les sentiments que je lui porte, contrairement à la loi commune, grandi, de tous les chagrins de l’absence, et de toutes les déception que j’ai eues. On ne refait ni le temps, ni les affections” (Petersbourg 14 septembre 1843)

Les amoureux avaient passé plusieurs semaines pratiquement seuls et leurs sentiments en sortirent grandis et plus forts. Le 7 octobre il rentrait à Paris, par voie de terre cette fois.

De son côté Eveline devait rester encore six mois à Saint-Petersbourg. Elle avait obtenu gain de cause mais sans parvenir à se faire rembourser les frais du procès, pas plus que les revenus des propriétés qu’elle n’avait pas touché durant toute la durée du procès. Eveline a des difficultés d’argent et voudrait vendre le bien qui lui appartient en propre et est mal géré, afin de placer le prix de la vente. Elle voudrait aussi faire des économies sur le train de vie mais elle est dépensière et ne sait comment réduire. Balzac étant encore plus dépensier qu’elle et avec un argent qu’il n’a pas ne saurait lui être d’un bon conseil. Et c’est probablement ce que craignait le cousin Hanski qui tentait encore de faire des difficultés.

Elle resta six mois à Wierzchownia puis en novembre 1844 se décida à partir pour Dresde avec Anna. Il aimerait l’y rejoindre mais elle lui interdit. Et ce jusqu’au mois de mai 1845.

 

Armes de la famille Mniszech

Il est possible qu’elle ait voulu jouir de la ville de Dresde en compagnie de sa fille pour laquelle un projet de mariage se précisait. Anna était sur le point de se fiancer au comte Georges Mniszech (1822-1881). La famille était de premier plan. L’arrière grand-père Jan Karol avait été Grand Chambellan de Lituanie, l’arrière-grand-mère était une comtesse Zamoyska. Il était riche et il convenait non seulement à Anna mais aussi à sa mère, pour toutes ces raisons mais surtout parce que le futur mari, qui avait été présenté par l’oncle Henri Rzewuski, n’avait pas une grande personnalité et ne serait en rien un obstacle dans la relation fusionelle qu’elle entretenait avec sa fille. Balzac fit donc la connaissance du jeune homme quand il arriva à Dresde le 1er mai 1845. Ce mariage ne le satisfaisait pas car les Mniszech n’étaient pas en cour à Saint-Petersbourg et avaient soutenu les opposant aux Romanov au moment de leur accession au trône de Russie. Depuis, ils n’avaient rien fait pour se rapprocher vraiment du pouvoir. Mais Balzac laissa tomber se préventions quand il le rencontra et il dit de lui “ mon bon et unique ami masculin”, ce qui n’était pas gentil pour tous les autres qui l’avenir soutenu dans l’adversité.

Palais Mniszech  à Varsovie par Bernardo Belloto ( 1779)

Ils ne restèrent pas longtemps à Dresde dont la société polonaise scrutait leurs faits et gestes.  Ils partirent pour Bad-Hamburg, près de Francfort. Là, ils retrouvèrent la comtesse Kissélef, fille du comte Stanislas Potocki et de Sophie Glavani, la “belle grecque”. Mais le séjour touchait à sa fin et la prochaine étape du voyage serait Paris.

Georges Mniszech

Eveline et Anna Hanska, Georges Mniszech étant resté en Allemagne, séjournèrent en France du 5 juillet au 11 août 1845. A Paris, ils séjournèrent rue de La Tour, dans ce qui était encore le village de Passy, près de la rue Basse où Balzac avait sa maison. Il y vécut de 1840 à 1847, la louant sous le nom d’emprunt de Madame de Breugnol, sans doute par crainte de ses créanciers. Quatre oeuvres majeures y seront écrites, La Rabouilleuse, Splendeurs et misères des courtisanes, La Cousine Bette et Le Cousin Pons. Cette maison est aujourd’hui le Musée Balzac, située 47 rue Raynouard. Elle est la seule des maisons qu’il a occupées à Paris encore debout. (Elle se visite http://maisondebalzac.paris.fr/).

 

Maison de Balzac à Passy, aujourd’hui

Bureau de Balzac dans la maison de Passy

Mais Balzac tenait aussi à montrer aux voyageurs la belle France, celle qui servit si bien son imagination : Fontainebleau, Rouen, Tours, Blois. Balzac décrit les villes visitées avec Eveline dans une envolée lyrique, qui décrit son état d’âme dans chacune des villes visitées : “Dresde, c’est la faim et la soif ! c’est la misère dans le bonheur, c’est un oeuvre se jetant sur un riche festin de riche. Cannstadt ( près de Francfort) c’est toutes les friandises d’un dessert, c’est le gourmet essayant, sans le pouvoir, de s’habituer à la gastronomie…Strasbourg, oh! c’est déjà l’amour savant, une richesse de Louis XIV, c’est la certitude d’une mutuel bonheur, et Passy, Fontainebleau, c’est le génie de Beethoven, c’est sublime? Orléans, Bourges, Tours et Blois sont des concertos, des symphonies bien aimées, chacune avec sa nature plus ou moins riante, mais où la souffrance d’un loup jette des notes graves.” C’est une “Carte du Tendre” à la Balzac, car il semble bien que chacune des correspondent à des sentiments éprouvés, mais aussi des privautés obtenues.

Puis ce furent à partir de Strasbourg, la descente du Rhin jusqu’à Rotterdam et la visite des villes flamandes en Hollande et en Belgique. Le 27 août, il se séparent à Bruxelles. Eve exige de lui qu’il renvoie “Madame de Breugnol”, la gouvernante de l’écrivain, dont elle soupçonne qu’elle est un peu plus. Eveline Hanska est une femme jalouse.

C’est en se qualifiant eux-mêmes de “Saltimbanques” que la bande des quatre, Eveline, Anna, Honoré et Georges, passa un an à voyager à travers l’Europe, d’août 1845 à septembre 1846. Pour eux, il est “Bilboquet”. De Baden à Marseille, puis Toulon, à Civitavecchia et enfin Naples le 5 novembre 1845. De là il retourne à Paris pour commencer à chercher une maison digne de l’aristocratique comtesse Rzewuska.

Balzac Daguerréotype de 1842

A Marseille il avait retenu un appartement à l’Hôtel d’Orient, comprenant un salon, et trois chambres à coucher plus une chambre de domestique. L’argent de la succession Hanski coulait à flots. Eveline vira en faveur d’Honoré 226 000 francs en deux versements, soit près de 600 000€.

Les Polonais restent à Naples tout l’hiver puis Balazc les rejoint à Rome où il arrive le 24 mars 1846. Audience pontificale, visites au prince Michelangelo Caetani, veuf éploré de la cousine d’Eveline, Caliste Rzewuska, fille de la tante Rosalie. Le voyage des “Saltimbanques” reprend. Après Rome, Gênes, les lacs italien, la passe du Simplon pour arriver en Suisse à berne où ils sont reçus par l’ambassadeur de Russie, dont la fille Juliette de Krüdener donnera la description des voyageurs : “Balzac voyage avec une Madame Hanska, une polonaise pleine de grâce, de cordialité est séduisante au possible, malgré son embonpoint oriental. Cette dame est accompagnée de sa fille et de son futur gendre et c’est ainsi que ce quatuor se transporte d’un pays à l’autre de la manière la plus agréable. Ils arrivent d’Italie et se sépareront à Bâle. Les Polonais vont en Allemagne et le célèbre personnage retourne à Paris.”

Il est surprenant de voir comment la société réagit favorablement devant le couple adultère et comment Anna et Georges sont leurs complices sans que cela ne pose problème à personne. Eveline et Honoré sont libre tous les deux, mais la société avait des carcans que la fortune et la célébrité faisaient difficilement sauter. Il est probable aussi qu’ils ne voyaient que qui voulait bien les recevoir, sans chercher à force les portes. Dans l’ensemble les cours allemandes, le faubourg Saint-Germain à Paris ou les palais florentins n’étaient pas pour eux.

A Cracovie et en Galicie, c’est la révolte des paysans contre les grands propriétaires fonciers. Les propriétés de Georges subissent d’importants dégâts mais cela ne vaut pas à ses yeux de se rendre sur place pour les constater et y remédier. Il finira d’ailleurs totalement ruiné.

Mais le grand évènement n’est qu’Eveline est enceinte. Balzac est à la fois heureux à l’idée d’être père et inquiet en raison de l’âge d’Eveline, 41 ans, de la savoir sur les routes et aussi de voir que l’enfant risque de naître hors mariage. Il lui résoudre ce problème et hâter leur union. Il leur faut aussi un toit. Il pense à un château en Touraine ou à un hôtel à Paris.

André Maurois dans son “Prométhée ou la Vie de Balzac”  écrit que Madame Hanska était inquiète de l’instabilité financière de Balzac et lui demanda, en août 1846, de payer ses dettes avant de songer à acheter une propriété.

Peine perdue car après quelques visites, plaine Monceau, au Ranelagh, ou à Montparnasse, un mois après, il trouve ce qui leur convient un hôtel. Il s’agit de la partie d’un hôtel qui avait appartenu à Nicolas Beaujon, financier du XVIIIe siècle, rue Fortunée aujourd’hui la rue Balzac, pas loin des Champs-Elysées. Elle comporte un corps de bâtiment entre deux cours. Il la paie à crédit 32 000 Francs, avec un dessous de table de 18 000 Francs. Le prix ne sera payé en totalité par Eveline qu’après la mort de Balzac. Elle y vivra 32 ans et y mourra.

 

Maison de Balzac par Paul-Joseph-Victor Dargaud (1873–1921)

Mais avant de se marier et de s’installer à Paris, Eveline Hanska veut régler ses affaires en Ukraine. Elle veut aussi marier Anna. Le mariage est prévu pour le 13 octobre 1846 à Wiesbaden. Balzac veut y assister et sera témoin. Il est furieux de constater que les tantes de la mariée, Caroline et Alexandrine, pourtant à Paris n’assisteront pas au mariage.

 

 

Anna Hanska

La santé d’Eveline donnait des inquiétudes à ses enfants, qui sans doute ignoraient son état. Mais le 30 novembre elle lui écrit pour lui annoncer qu’elle a fait une fausse-couche, dont nous ignorons la date.

Quand elle est rétablie, le couple Mniszech se décide à la laisser et de reprendre seule le chemin de retour pour l’Ukraine, sans se presser, Berlin, Breslau, le château de Bakonczyce, près de Przemyls en Galicie autrichienne, où habite la mère de Georges qui fait bon accueil à sa belle-fille.

Anna écrit souvent à sa mère des lettres pour raconter les voyages, lettres qui commencent par “Chère adorée bien aimée, Maman chérie”. Cela donne une idée de l’amour profond que la fille avait pour sa mère et la mère pour sa fille.

Eveline de côté regagne Paris où elle s’installe rue de Berri, dans un grand appartement de cinq pièces en rez de jardin d’un hôtel particulier pas loin de sa nouvelle maison. Il faut faire les travaux, il faut décorer et  Honoré se charge d’acheter probablement au plus cher et pas forcément au meilleur goût, meubles et tableaux, se faisant parfois vendre des grandes signatures, sans qu’elles soient forcément authentiques. Mais il faut qu’elle regagne l’Ukraine car le mariage projeté n’est pas sans susciter des problème familiaux et autres. Il l’accompagne jusqu’à Francfort le 12 mai 1847. Ses enfants l’attendent à la frontière austro-russe et ils s’installent tous pour quelques temps au château de Wisniowiec, chez le frère de Georges, André Mniszech, dans leur domaine ancestral.

Château de Wisniowiec

L’iconographie jointe montre bien l’importance de la demeure. Cela montre aussi que Georges, l’aîné, préférait Wierzchownia, qui bien que grand était moins somptueux, par amour de sa femme. Le domaine avait appartenu à un ancien roi de Pologne. Entre 1731 et 1744, le château actuel fut bâti sur les plans d’un élève de Mansard. Les Mniszech le reçurent par succession et le gardèrent jusqu’en 1852.  La demeure n’en comporte pas moins de trois cents pièces, si l’on en croit les “Mémoires d’une Polonaise”, Madame Françoise Trembicka, paru à Paris en 1841. Il y avait en réalité cent vingt pièces principales plus l’ensemble des appartement réservés aux domestiques.  La bibliothèque contenait 16000 volumes. Après plusieurs propriétaires, un prince Demidoff, un neveu du richissime mari de la princesse Mathilde Bonaparte, l’acheta et enrichit encore la bibliothèque.

Château de Wisniowiec aujourd’hui

A Paris, Balzac se débat entre différents problèmes. Il lui faut faire terminer les travaux de la maison et il lui faut faire face à une affaire délicate. Eveline avait exigé de lui en 1845, qu’il reçoive sa gouvernante, Louise Breugniot ou Madame de Breugnol, qui était aussi sa maîtresse, et ce depuis 1840. Il l’avait renvoyée tout en conservant des rapports avec elle car il lui devait de l’argent, soit 15 000 francs ( environs 40 000€) – la dette ne sera soldée qu’en 1849. Et Louise de Brugnole faisait des difficultés. Pire, elle faisait du chantage. En effet elle avait volé vingt-deux lettres intimes envoyées par Madame Hanska à Balzac et voulait 30 000 francs pour les restituer, en menaçant de révéler leur liaison à Georges Mniszech, son gendre. Tout dans cette affaire est ténébreux. Pourquoi Louise de Brugnole aurait-elle menacé d’avertir le gendre, qui après avoir partagé l’intimité du couple ne pouvait rien ignorer de leurs relations ?

Louise Breugnot

Balzac informe Eveline du vol des lettres et porte plainte pour vol. Puis il retire sa plainte et trouve avec Louise un arrangement qui consiste tout simplement à lui payer ce qu’il lui doit. Il n’est pas interdit d’imaginer que Balzac, en accord avec Louise, ait inventé ce vol afin d’obtenir de l’argent de Madame Hanska qui lui permettait de dédommager Louise.

Nul ne saura jamais ce qui s’est réellement passé. La seule chose certaine et catastrophique pour l’histoire de la littérature est qu’Eveline demanda à Honoré de détruire toute la correspondance, ce qu’il fit nous privant ainsi de l’autre moitié des lettres échangées entre les amants. Il lui écrivit : “Le jour le plus triste et le plus affreux de ma vie … Je regarde les cendres, en vous écrivant, et je tremble de voir combien peu d’espace prennent quinze ans.”

Le 28 juin 1847, Balzac rédige son testament et institue Eveline comme sa légataire universelle, à charge pour elle de verser à Madame de Balzac mère une rentre annuelle et viagère de 3000 Francs. Il n’est pas sûr qu’être le légataire de Balzac ait été une bonne affaire. Balzac avait placé les 130 000 Francs qu’Eve lui avait donnés en 1845 auprès de la Banque Rothschild.

 

Action de Chemins de Fer du Nord

Lorsque James de Rothschild a obtenu, avec les financiers Laffite et Blunt, la concession des Chemins de Fer du Nord, Balzac lui demanda de placer la somme en achetant des actions de la concession. James de Rothschild, qui connaissait les dessous de toutes ces spéculations, le lui déconseilla. En effet, les actions émises atteignaient tout de suite un cours élevé, soit 832,50 francs, et c’est à ce cours que Balzac voulait acheter, puis une baisse intervenait car ces actions émise à un nominal de 500 francs pouvaient être achetées avec seulement 125 francs mais il fallait bien à un moment ou à un autre payer le complément. Très souvent, comme il a été vu avec le baron de Hirsch, peu après l’émission l’acquéreur revendait l’action à son cours le plus et empochait le bénéfice, l’obligation de payer le complément restant à al charge du nouvel acquéreur. Bien qu’il sût cela, Balzac passa l’ordre d’achat et engloutit 97 000 francs, achetant au plus haut ce qu’il fut contraint de revendre au plus bas. Une fois de plus il se trouvait dans une situation financière délicate et la maison n’était pas payée.

A ces contrariétés s’ajoute celles de la présence d’Alexandrine, dite Aline, “ si belle que tous les passants la regardent” ( Balzac) la soeur d’Eveline. Elle donne son avis sur tout, se montre jalouse du bonheur de sa soeur qui va avoir un si bel établissement à Paris, à côté duquel Wierchowznia serait tout simplement vulgaire. Le compliment flattait Balzac mais ne devait pas trop plaire à la maîtresse de Wierzchownia. Mais pire que tout, Alexandrine fréquentait le salon du prince Adam Czartoryski (1770-1861) dans le bel Hôtel de Lambert dans l’île Saint-Louis. Il avait présidé le gouvernement provisoire de Varsovie lors de l’insurrection de 1831 et avait été condamné à mort par Nicolas Ier. Pour Balzac, c’était dangereux car tout ceci pouvait se retourner contre Madame Hanska.

Prince Adam Czartoryski 1770-1861

Pour comprendre cette crainte, il faut connaître la politique de répression du pouvoir russe à l’encontre de la noblesse polonaise. L’Ukraine avant le troisième partage de la Pologne, était la partie la plus riche de l’Union Polono-Lituanienne qui existait depuis l’Union de Lublin en 1569, créant la” République des Deux-Nations”, union réaffirmée par la constitution polonaise du 3 mai 1791. Le troisième partage de la Pologne en 1795 avait mis fin à cette union et la Russie s’était emparée de la plus grande partie de la Pologne, encore agrandie par le Traité de Vienne en 1814 et après l’insurrection de 1830. De 1839 à 1852, la Pologne annexée, l’Ukraine, la Biélorussie, la Lituanie, la Létonie avaient mises sous l’administration du général Bibikoff (1792-1870) qui fut l’artisan d’une russification intense et de la destruction de la noblesse polonaise en Ukraine, Volhynie ( aux confins entre l’Ukraine, la Pologne et la Biélorussie)  et Podolie  (située entre l’Ukraine et la Moldavie, en la déclassant. Ces régions comportaient 410 000 nobles au moment de l’insurrection de Varsovie en 1831, le gouvernement impérial russe réduisit leur nombre à 70 000, dont seuls 7000 étaient autorisés à se mêler à ma noblesse russe. En réalité 320 000 nobles se virent privés de leurs titres, de leurs droits civiques et de l’accès à l’éducation. Bien entendu les Hanski et toute leur parentèle appartenaient à la fraction admise dans la noblesse russe mais il fallait peu pour se voir exclu ou déchu de ses droits, voire privé de ses biens.

 

Troisième Partage de la Pologne – 1795

L’occupation russe de la grande Pologne a laissé des traces visibles aujourd’hui dans le conflit qui oppose la Russie aux Ukrainiens. Pologne, Lituanie et l’Ukraine étaient de grandes nations indépendantes de la Russie et seule une conquête militaire les faites russes. La russification à outrance, le non respect de leurs droits et les répressions ont rendu les rapports difficiles entre les deux nations.

La fréquentation du principal salon d’opposition à Paris par la soeur de Madame Hanska pouvait avoir pour résultat de priver celle-ci de ses biens et de ceux de famille. Et c’est bien ce que craignait Honoré de Balzac.

Eveline Hanska de retour à Wierzchownia le 19 juin 1847, devant régler  avec Georges la succession du cousin François Hanski dont Anna était la légataire, ne tenait pas à ce que Balzac vint tout de suite la retrouver.

 

Caricature de Balzac

Elle devait faire face à bien des difficultés dont l’incendie d’un grenier à grain qui lui avait coûté 80 000 francs, et divers procès, son inquiétude devant la situation financière de Balzac, son hésitation à l’épouser à cause de cela. Mais lui bouillait d’impatience de voir ce qui allait être son domaine, lui qui s’était toujours rêvé grand seigneur, et probablement de retrouver son cher “loup-loup”. (Merci à Patrick Germain pour cette quatrième partie de récit)