Sous la IIIème République, la vie mondaine a connu une sorte d’apogée. De nombreux salons parisiens se disputaient les faveurs des personnalités en vue, politiques, scientifiques, écrivains, artistes notamment. Parmi les femmes du monde qui recevaient la bonne société de l’époque, trois se distinguèrent par leur amour profond des arts, et tout particulièrement de la musique. Mélomanes ferventes, elles-mêmes musiciennes de qualité, découvreuses de talents neufs ou méconnus et d’œuvres jamais jouées, inspiratrices des compositeurs, et, pour deux d’entre elles, mécènes aussi généreuses que passionnées, elles ont joué un rôle particulièrement éminent dans la vie musicale parisienne de cette époque féconde et bouillonnante qui s’étend de la fin du XIXème siècle aux années 30.

Madame de Saint Marceaux, la comtesse Greffulhe et la princesse Edmond de Polignac fréquentaient les mêmes cercles, recevaient les mêmes artistes, et se connaissaient, sans toutefois être forcément très liées. Si une concurrence, plus ou moins ouverte, existait entre ces trois dames, les musiciens, eux, se bousculaient autant chez l’une que chez les autres, chacune cultivant un style et une relation à la musique bien spécifiques : Madame de Saint Marceaux animait, sans protocole apparent, une assemblée amicale de compositeurs, chanteurs et instrumentistes, et voulait être considérée comme une des leurs.

La comtesse Greffulhe, femme d’influence, usait de tout son prestige et son entregent pour agir en organisatrice d’évènements. La princesse de Polignac, enfin, se comporta en mécène exigeante et éclairée, promouvant et soutenant toute la création musicale de la première moitié du XXème siècle.

Madame de Saint Marceaux est la seule des trois à ne pas appartenir à l’aristocratie. Elle est née Marguerite Jourdain, en 1850, fille d’un drapier prospère de Louviers, dans l’Eure. Mariée en premières noces à un peintre, Eugène Baugnies, dont elle a trois fils, elle hérite, à la mort de celui-ci, d’une fortune importante, lui assurant un train de vie plus que confortable.

En 1892, elle se remarie avec le sculpteur René de Saint Marceaux, issu d’une famille de négociants en champagne implantée de longue date à Reims, ville dont son grand-père fut le maire. Saint Marceaux est un artiste reconnu, membre de l’Académie des Beaux-Arts. On peut voir place du général Catroux à Paris, son monument à la mémoire d’Alexandre Dumas fils, et, dans le jardin des Champs-Elysées, sa statue d’Alphonse Daudet.

Marguerite et René de Saint Marceaux forment un couple très uni, en quoi leur situation diffère de celle de nos deux autres hôtesses. La mort de son mari, en 1915, laissera Marguerite très désemparée. Elle écrira souvent qu’à partir de cette date, la musique constitue l’unique joie de son existence, sa seule raison de continuer à vivre.

Un peintre, puis un sculpteur, il n’y a évidemment là rien de fortuit : Madame de Saint Marceaux aime profondément les arts. Jeune, elle est d’ailleurs tombée amoureuse de Camille Saint-Saëns, mais sa famille lui a ordonné de renoncer à ce mariage. Sans doute serait-il hasardeux de voir ce goût passionné qu’elle a manifesté toute sa vie pour la musique comme une revanche sur cette interdiction, mais il est hautement probable que ce soit dans la musique qu’elle ait pu trouver de quoi compenser, voire dépasser, ce chagrin de jeunesse.

Marguerite pratique depuis l’enfance le piano, dont elle joue très bien, et le chant, qu’elle affectionne particulièrement et qu’elle ne cessera de travailler jusqu’à un âge avancé. Son ami Emmanuel Chabrier décrivait sa voix comme chaude et pénétrante.

Elle habite un hôtel particulier de la plaine Monceau, au 100 boulevard Malesherbes, où, dès le début des années 1880, elle prend l’habitude de réunir, un soir par semaine, des amis artistes parmi lesquels, sans en être les invités exclusifs, les musiciens prennent très vite une place centrale.

Le salon de Mme de Saint Marceaux, et c’est ce qui fait son originalité, se veut d’emblée un cercle artistique et en aucune façon un théâtre mondain. En réalité, Il l’est tout de même un peu, car ceux qui le fréquentent ne sont pas n’importe qui, mais le fait est qu’on n’y croise que peu de figures politiques, mondaines et aristocratiques.

Du reste, Madame de Saint Marceaux, qui, par son appartenance sociale (la grande bourgeoisie aisée de la plaine Monceau) et son statut d’épouse d’un sculpteur en vue, est amenée à évoluer dans les mêmes sphères que ces personnalités mondaines, ne se prive pas d’exprimer les sentiments pour le moins mitigés que nombre d’entre elles lui inspirent.

La perfidie n’est d’ailleurs pas toujours absente de ses jugements, comme à l’égard de la comtesse Greffulhe, dont elle critique le snobisme et les positions dreyfusardes, mais dont en vérité, elle jalouse quelque peu l’éclat et les réussites.

Madame de Saint Marceaux, musicienne elle-même, s’intéresse profondément aux musiciens. Ceux-ci le savent, et se pressent dans le salon de leur hôtesse où ils se sentent tellement appréciés. Boulevard Malesherbes, donc, pendant plus de quarante ans, chaque vendredi soir de la fin novembre à la fin mai, on a fait de la musique, et seuls ceux qui étaient capables de l’apprécier étaient reçus.

L’atmosphère y était assez effervescente, très mélomane, mais toujours conviviale et amicale. Madame de Saint Marceaux bannissait de son salon tout cérémonial trop pesant: la tenue de soirée n’était pas requise, les sièges étaient confortables, et savamment disposés pour la conversation, qui était libre mais ne devait cependant jamais couvrir les prestations des musiciens. Ceux-ci ne venaient pas là pour donner des concerts devant un public trié sur le volet, mais pour jouer ensemble au milieu de leurs amis.

Si bien que même des artistes qui n’appréciaient guère la société, comme Claude Debussy, ne se faisaient pas prier. Emmanuel Chabrier, Jules Massenet, Maurice Ravel, Ernest Chausson, André Messager, Reynaldo Hahn, Vincent D’Indy et Gabriel Fauré étaient tous des fidèles. Fauré a d’ailleurs dédié à Mme de Saint Marceaux (elle y figure sous le nom de son premier mari) sa mélodie Après un Rêve, et Vincent d’Indy son Trio op 98. Les compositeurs étrangers qui séjournaient à Paris, De Falla, Puccini, Enesco, Pablo Casals, s’arrêtaient eux aussi chez elle.

Ils n’y avaient pas un intérêt carriériste immédiat, Madame de Saint Marceaux, bien que riche, n’ayant pas la même capacité que la comtesse Greffulhe ou la princesse de Polignac à financer des évènements ou des carrières. Cependant, se produire chez elle aidait à construire ou développer une réputation, et constituait une caisse de résonance qu’ils ne dédaignaient pas.

De surcroît, tous étaient friands du climat gai, détendu et créatif qui régnait boulevard Malesherbes, et heureux de se retrouver et de jouer ensemble. Il y avait là une atmosphère d’échange et d’improvisation qui stimulait beaucoup les participants. Et la qualité des invités et l’accueil de la maîtresse de maison contribuaient tout autant à cette stimulation.

Les vendredis musicaux de Madame de Saint Marceaux cessèrent à la fin des années 20, lorsque l’âge et une santé déficiente contraignirent celle-ci à y renoncer.

Elle mourut en 1930. Elle serait sans doute tout à fait oubliée si elle n’avait laissé un imposant journal dans lequel elle notait scrupuleusement, parmi les petits et grands évènements de son existence, qui étaient les participants de chacun de ses vendredis, ce qu’on y interprétait, et l’impression qu’elle avait de la réussite, ou non, de la soirée. (Merci à Pierre-Yves pour cet article)