La comtesse Greffulhe était de dix ans la cadette de Madame de Saint Marceaux. Ayant des nombreuses relations communes, notamment parmi les artistes, les deux femmes se connaissaient, se croisaient en différentes circonstances, mais, comme on l’a vu, les relations qu’elles entretenaient restaient assez distantes.

Au contraire de Marguerite, Elisabeth de Riquet de Caraman-Chimay est de haute naissance. Son père, Joseph, est le 18ème prince de Chimay et sa mère est Marie de Montesquiou-Fézensac. Tous deux sont des parents attentifs et aimants et de fervents mélomanes. Marie de Montesquiou, qui joue magnifiquement du piano, elle l’a étudié avec Clara Schumann, puis s’est liée d’amitié avec Franz Liszt qui l’invita de participer à quelques uns de ses concerts, initie très tôt sa fille à la pratique de l’instrument.

Elisabeth ne sera pas, elle-même, une musicienne aussi accomplie que sa mère ou que Marguerite de Saint Marceaux, mais ce goût profond et sincère et cette curiosité affirmée pour la musique qui lui ont été inoculés dans l’enfance ne la quitteront jamais.

En 1878, elle épouse le comte Henri Greffulhe, dont la famille possède le château de Bois-Boudran, dans la Brie, et, à Paris, un vaste hôtel particulier situé rue d’Astorg, près de l’église de La Madeleine.

De noblesse relativement récente, Henri est l’unique héritier d’une fortune colossale. Elisabeth, elle, est issue d’une lignée aussi ancienne que prestigieuse, mais désargentée. Le mariage est de toute évidence un arrangement auquel le prince et la princesse de Chimay ont consenti bien volontiers et toute bonne foi, sans avoir l’impression de ‘’sacrifier’’ leur fille, qu’ils aiment tendrement. En outre, Greffulhe n’est pas seulement riche, il est encore au moment de son mariage (mais cela ne durera pas) un bel homme plein de prestance.

Toutefois, le mariage, contrairement à celui de Mme de Saint Marceaux, ne sera pas heureux. Non seulement son mari, indélicat et colérique, trompe effrontément Elisabeth et s’en vante, mais en plus, pendant qu’il se livre à ses passions pour la chasse et les maîtresses, il entend qu’elle reste confinée dans la morne solitude de Bois-Boudran, sous la garde de sa propre mère, qui régente le cercle familial avec une vigilance pointilleuse et autoritaire. On tricote, on s’adonne aux bonnes œuvres, mais faire de la musique, occupation fantasque, ne saurait être le genre de la maison.

La jeune comtesse Greffulhe se met très vite à souffrir de l’ennui étouffant où la plonge cette existence si différente de ce qu’elle avait connu avec ses parents. Elle tente de se raisonner, de se forcer à entrer dans le moule, de se résigner, mais n’y parvient pas. Elle attend son heure.

C’est après la naissance de sa fille Elaine, en 1882, que les choses vont changer. Elisabeth a rongé son frein, muri, pris de l’assurance. A présent qu’elle a accompli son devoir d’épouse, elle s’estime désormais en droit de tenir sa place dans la société parisienne, et même de décider d’un certain nombre de choses par elle-même.

D’autant que son mari sait bien qu’il ne peut décemment pas la tenir confinée toute l’année à Bois-Boudran, et se sent finalement assez flatté de la montrer. Fier d’elle en public, mais blessant en privé.

Les Greffulhe honorent donc les invitations prestigieuses (comme celle du duc d’Aumale qui les convient à Chantilly) qui leur sont faites, et commencent à recevoir rue d’Astorg. Et très rapidement, Elisabeth devient un point de mire, tant sa beauté et son élégance impressionnent. C’est toujours d’elle que parlent les chroniques mondaines des journaux.

Mais paraître et être admirée n’est pas suffisant. Elisabeth entend désormais utiliser sa volonté, ses relations, et sa position sociale pour accomplir ce qui lui tient à cœur, et compenser la déception que lui cause sa vie conjugale en existant par elle-même, ce qui est loin d’aller de soi à la fin du XIXème siècle.

L’art, et plus particulièrement la musique, vont constituer le terrain privilégié sur lequel va se déployer l’activisme de la comtesse. Et n’étant pas elle-même une musicienne hors pair, mais ayant été formée à la musique et l’aimant profondément, c’est dans l’organisation de soirées musicales qu’elle va désormais briller.

Son premier fait d’armes consiste, en 1889, à monter un concert de bienfaisance pour les œuvres de sa belle-mère, au cours duquel on donne le Messie de Haendel dans la grande salle du Trocadéro. C’est un succès, que Mme Greffulhe va s’empresser de faire fructifier.

La création de la Société des Grandes Auditions Musicales de France intervient moins de deux ans plus tard. Elisabeth Greffulhe en est à la fois la fondatrice et la présidente. Il s’agit ni plus ni moins d’un bureau de concerts, qui organise, produit et finance des évènements de prestige et des tournées d’artistes. Charles Gounod, Léo Delibes et Jules Massenet siègent au comité d’honneur, ainsi que des amis généreux, tels que le prince Edmond de Polignac, le prince de Sagan, Charles Ephrussi, ou le Président Sadi Carnot.

La soirée inaugurale, à l’Opéra Comique, où l’on donne Les Troyens de Berlioz, œuvre rejetée à sa création trente ans plus tôt et plus jouée depuis lors, connaît un grand retentissement. Forte de cette réussite, Elisabeth décide de frapper plus fort en faisant découvrir au public parisien Tristan et Iseult, de Wagner. Elle admire infiniment celui-ci depuis qu’elle a entendu Parsifal à Bayreuth. Mais la guerre franco-prussienne de 1870 a plongé le compositeur allemand dans un purgatoire dont la comtesse est décidée à le sortir. Il lui faut plusieurs années pour mettre ce concert sur pied, mais ce geste audacieux se conclut par un triomphe.

Un homme a joué un rôle déterminant dans ce qu’on pourrait appeler l’émancipation d’Elisabeth Greffulhe, et n’a jamais cessé de la soutenir et de l’aider : son cousin, Robert de Montesquiou. Ils ont cinq ans de différence et une grande complicité les unit. Robert, qui connaît et fréquente tout ce qui se fait de remarquable sur le plan artistique et mondain (c’est par son intermédiaire que Marcel Proust fera la connaissance d’Elisabeth, dont la majestueuse beauté le fascinait) présente à sa cousine un musicien qu’elle admire : Gabriel Fauré. Ils se lient d’une amitié fidèle mais non exclusive, le compositeur étant également proche de Madame de Saint Marceaux et de la princesse de Polignac.

C’est à Fauré que la comtesse Greffulhe confie la partie musicale de la messe de mariage de sa fille avec Armand de Guiche en 1904. Le compositeur y fait entendre en première audition son Tantum Ergo dédié à sa bienfaitrice, à laquelle il dédiera aussi sa célèbre Pavane. Il n’est pas exagéré de dire que l’amitié et la protection d’Elisabeth Greffulhe ont donné un élan décisif à la carrière de Gabriel Fauré qui, avant de la rencontrer, peinait à faire vivre sa famille en tenant l’orgue de l’église de la Madeleine et en donnant des leçons de piano.

La comtesse est désormais pleinement consciente de son pouvoir. Elle sait convaincre, faire ouvrir des portes, organiser, coordonner, mettre en lien compétences des uns et talents des autres. Là est sa singularité: Elisabeth est une public relation avant l’heure, et des plus efficaces. On ne compte plus les évènements qu’en tant que présidente des Grandes Auditions elle initie et pilote, associée le plus souvent au célèbre imprésario Gabriel Astruc. Sûre d’elle, éclectique dans ses goûts, insensible aux préjugés, étrangère à l’antisémitisme (elle se range très tôt parmi les soutiens de Dreyfus, ce pour quoi le polémiste Léon Daudet la poursuivra longtemps de sa vindicte), elle fait grincer des dents en organisant la première audition parisienne, au Chatelet, de la 2ème symphonie de Gustav Mahler, qui est juif et qui dirige lui-même l’Orchestre Colonne. Idem pour Richard Strauss, invité à diriger la première représentation de son opéra Salomé, soirée qui hérisse les cercles les plus conservateurs.

Elle organise, sur la recommandation d’Astruc qui l’a entendu à Berlin et mené rue d’Astorg, les premiers concerts parisiens d’un tout jeune pianiste de 17 ans : Arthur Rubinstein.

La comtesse Greffulhe va aussi être l’artisan d’un évènement artistique majeur d’avant 1914 : la venue à Paris des Ballets Russes. C’est en 1906 qu’à l’occasion d’une exposition d’art russe qui se tient au Grand Palais lui est présenté Serge de Diaghilev. Celui-ci est convié rue d’Astorg et se met au piano. Elisabeth est conquise par les œuvres de compositeurs inconnus en France: Rimsky-Korsakov, Glinka, Borodine, Moussorgski, et décide séance tenante de les faire découvrir au public parisien.

Un an plus tard, avec l’aide de Gabriel Astruc, la première saison russe est lancée à l’Opéra, et c’est un grand succès. Qui se renouvelle l’année suivante pour la création à Paris de l’opéra Boris Godounov, avec le grand Chaliapine dans le rôle titre, en présence du grand-duc Wladimir de Russie et de son épouse. Et en 1909, ce sont les Ballets Russes, qui font leurs débuts dans la capitale française, déclenchant un mélange d’acclamations enthousiastes et de sifflets outrés.

Cet accueil bruyant marquera chaque saison russe, jusqu’à la guerre de 1914, l’apothéose étant le scandale de la création du Sacre du Printemps de Stravinski dans le Théâtre des Champs Elysées flambant neuf, en mai 1913.

La Société des Grandes Auditions cesse son activité lorsqu’éclate le premier conflit mondial.

La comtesse Greffulhe quitte la lumière. Son heure est passée et ne reviendra pas avec les Années Folles. Elle vivra encore longtemps, mais dans une relative discrétion. Elle meurt en 1952, âgée de 92 ans. On ne le sait pas forcément, mais son apport à la vie musicale de son temps a été considérable. Elle a, avec l’instinct très sûr et l’énergie infatigable d’une véritable entrepreneuse de spectacles, fait découvrir et soutenu nombre de compositeurs et de musiciens, favorisant ainsi le renouveau de la création musicale du début du XXème siècle.

Si la comtesse Greffulhe et Madame de Saint Marceaux ne se sont connues que d’assez loin, et guère appréciées, toutes deux partageaient en revanche une amie commune en la personne de la princesse Edmond de Polignac, qui sera d’ailleurs une des rares personnalités mondaines à se rendre régulièrement aux vendredis du 100 boulevard Malesherbes. ( (Merci à Pierre-Yves pour cet article)