La princesse Edmond est née Winaretta, dite Winnie, Singer, en 1865 dans l’Etat de New-York. Fille d’un richissime industriel, Isaac Singer, inventeur de la machine à coudre, et d’une Française, Isabelle Boyer, elle passe son enfance entre la France et l’Angleterre et elle aussi s’initie très tôt à la musique, jouant du piano et de l’orgue. Elle deviendra d’ailleurs une pianiste de haut niveau, meilleure encore, sans aucun doute, que Marguerite de Saint Marceaux.

Son père meurt quand elle a une dizaine d’années, lui laissant une immense fortune. Mère et fille s’établissent définitivement en France où Madames Singer se remarie. Avenue Kleber, à Paris, ou vit désormais la famille, Isabelle réunit régulièrement des musiciens et c’est à leur contact que sa fille forme son goût.

En 1887, Winnie épouse le prince Louis de Scey-Montbéliard, mariage malheureux qui se défait très vite et que le Vatican ne tarde pas à annuler.

La jeune femme, qui nourrit d’assez grandes ambitions quant à la position qu’elle entend occuper dans la société parisienne, sait qu’elle n’a pas intérêt à s’éterniser dans le célibat. En 1893, elle accepte d’épouser Edmond de Polignac, que lui ont présenté Elisabeth Greffulhe et Robert de Montesquiou. Il a 58 ans, connaît une situation financière délicate et ne se cache pas d’être homosexuel. De son côté, Winnie est lesbienne, ce qui a, de toute évidence, contribué à l’échec de son premier mariage. Cette fois donc, personne n’est pris au dépourvu, et les deux époux, qui, à défaut d’amour, s’estiment, vivront dans un compagnonnage chaste mais amical et harmonieux, tout en poursuivant chacun de leur côté leur vie sentimentale.

Compagnonnage artistique aussi, car le prince Edmond, comme son épouse, est un très bon pianiste. Il a également étudié le contrepoint et la composition, et a écrit, entre autres, la musique d’un opéra bouffe. Ami avec la famille Greffulhe, il a souvent joué avec Elisabeth, et lui a fait découvrir ses compositions. Ils sont très proches, et Polignac, qui avait été, sous le Second Empire, un des membres fondateurs du Cercle de l’Union Artistique, une société d’organisation de concerts, est un de ceux qui encourageront Madame Greffulhe à créer, en 1891, la Société des Grandes Auditions Musicales, au comité duquel il va siéger jusqu’à son décès, en 1901

La passion commune de Winnie et d’Edmond pour la musique est donc, incontestablement, le ciment d’une union à l’intérêt bien compris: elle très riche, mais sans position sociale, lui prince, mais désargenté.

Dès son premier mariage, Winnie avait commencé à fréquenter différents salons ouverts aux artistes, dont, on l’a vu, celui de Madame de Saint Marceaux, et à donner elle-même des réceptions artistiques où, tout naturellement, les musiciens avaient la part belle.

C’est chez elle qu’en 1888, Emmanuel Chabrier fut invité à donner en première audition des fragments de son nouvel opéra Gwendoline, audition pour laquelle des amis compositeurs furent sollicités : Gabriel Fauré était à l’harmonium, Vincent d’Indy et André Messager aux percussions, et Chabrier lui-même au piano.

Devenue princesse de Polignac, Winnie recevait une partie de l’année dans sa résidence vénitienne, le Palais Manzoni-Angaroni, et le reste du temps dans son hôtel parisien de l’avenue du Trocadéro (aujourd’hui au 43, avenue Georges Mandel).

Celui-ci se prêtait idéalement aux concerts de musique de chambre ou de petite formations orchestrales. Les concerts eurent longtemps lieu dans une très vaste salle attenante au bâtiment principal appelée l’Atelier où les instruments de prédilection de la princesse, deux pianos Steinway et un orgue, du célèbre facteur Cavaillé Coll, sur lequel, outre Fauré, jouèrent Charles-Marie Widor et Louis Vierne, étaient à disposition des musiciens. Plus tard, les concerts furent majoritairement donnés dans le grand salon de l’hôtel particulier

Winaretta était tout à la fois amoureuse des grands compositeurs du XVIII ème, Bach Haendel, Scarlatti, Rameau, qu’elle contribua largement à remettre en lumière, et passionnée de création. Elle soutint à peu près tous les musiciens de son époque, les accueillant chez elle pour faire entendre leurs œuvres : Outre Chabrier et D’Indy déjà cités, Darius Milhaud, Paul Dukas, Reynaldo Hahn, Maurice Ravel, Henri Sauguet, Isaac Albeniz, Igor Markevitch (qui n’était pas que chef d’orchestre), Kurt Weill, Erik Satie, Francis Poulenc ou Manuel de Falla.

Des pianistes comme Arthur Rubinstein, Clara Haskil, Lili Kraus, Vladimir Horowitz, ainsi que la claveciniste Wanda Landovska s’y produisent régulièrement.

Winnie fut très liée à la plupart de ces artistes, mais parmi eux, elle entretint une amitié fut particulièrement étroite et confiante avec Nadia Boulanger. Celle-ci dirigea fréquemment les chœurs et les orchestres invités à se produire avenue Georges Mandel, et, jouera un rôle majeur au sein de la Fondation créée en 1928 par la princesse.

Outre son éclectisme et sa totale liberté d’action, la particularité de la relation de Winnie de Polignac avec les musiciens est qu’elle fut à la fois inspiratrice et commanditaire de certaines de leurs œuvres, transformant peu à peu, et de façon encore plus marquée après la 1ère guerre mondiale, son salon en atelier de création contemporaine. Dans les années 20, est joué pour la première fois chez elle un des cahiers d’Iberia, de De Falla. En 1930, elle commande à Markevitch une partita qui sera créée chez elle par la pianiste Marcelle Meyer.

On lui doit également la création, entre autres, du concerto pour deux pianos et du concerto pour orgue de Poulenc. Convaincue depuis ses débuts à Paris du génie d’Igor Stravinsky, elle finance et fait jouer chez elle nombre d’œuvres de celui-ci, dont Renard, Oedipus Rex, Noces et Perséphone.

Vivant essentiellement pour la musique, autoritaire et peu portée aux concessions, Winaretta de Polignac n’était pas une personnalité commode et pouvait même se montrer d’une exigence intraitable. Un de ses petits-neveux, le prince Edmond (1914-2010), a décrit une femme d’un abord froid et impressionnant. En visite chez elle quand il avait 10 ou 12 ans, il se souvenait de l’avoir trouvée assise à son orgue, raide, silencieuse, énigmatique. Elle avait, dit-il, la parole rare et brève, ne s’épanchait jamais, refusant qu’on l’analyse ou qu’on cherche à la comprendre, comme une défense pour ne pas se laisser envahir par les importuns.

Il n’en est pas moins vrai que la princesse Edmond de Polignac contribua de façon déterminante à la révolution esthétique qui s’opéra dans la création musicale au cours de la première moitié du XXème siècle. Son influence et son soutien furent décisifs pour nombre de musiciens de son temps. Elle mourut en novembre 1943, ayant préalablement fait un don important à l’Etat pour la création d’une fondation chargée de promouvoir les sciences et les arts. La fondation Singer Polignac est devenue, au décès de Winaretta, propriétaire de l’hôtel de l’avenue Georges Mandel, qui accueille aujourd’hui encore des musiciens en résidence (le pianiste Bertrand Chamayou, le violoniste Renaud Capuçon, le claveciniste Jean Rondeau, et le contreténor Philippe Jaroussky, entre autres, y sont passés) et des concerts. (Merci à Pierre-Yves pour cet article)