Lors de son départ vers l’exil en août 1830, le roi Charles X et sa famille prennent leur temps avant de gagner progressivement le port de Cherbourg. Ils font halte avec leur suite à L’Aigle en Normandie. Le souverain est sous le charme du château du vicomte de Caudecoste et décide au vu des espaces permettant d’accueillir la famille royale et sa suite de rétablir l’étiquette du grand couvert. Mais cela ne s’annonce pas si évident…

« Odilon Barrot remontait vers le château lorsque le vicomte Hocquart vint à sa rencontre pour l’entretenir d’une question dont l’examen ne pouvait être différé. Le dîner de Sa Majesté devait être servi à six heures du soir, il était déjà près de cinq heures et on ne trouvait pas de table. Le jeune avocat, rejoint par les autres commissaires inquiets de l’agitation marquée par le chambellan, fit part de son étonnement.

Un château aussi magnifique ne pouvait pas manquer d’un meuble aussi essentiel… Hocquart, que cette remarque bourgeoise exaspéra, répondit avec agacement que le château ne manquait évidemment pas de tables, mais la seule que le vicomte de Caudecoste était en mesure de mettre à disposition, était ronde. Or, les rois de France ne prenaient pas leur repas sur une table de cette forme. Odilon Barrot, le maréchal Maison et le baron Schonen restèrent un moment interdits. La route avait été péuisante, la chaleur insupportable et l’entrée du cortège dans la ville pleine de riques, aussi cette discussion à propos d’un meuble les laissait-elle sans voix.

Le chambellan finit par comprendre que l’étonnement de ses parvenus venait simplement de leur parfaite ignorance des usages de la Cour de France, et ne fut pas fâché de leur infliger une petite leçon d’étiquette. Le roi ayant pris la décision de dîner publiquement et donc en compagnie de sa famille, chacun devait être placé selon son rang. Comment distribuer alors les places d’honneur autour d’une table ronde qui n’avait ni côté droit, ni côté gauche ?

Jamais Sa Majesté ne consentirait à se rendre complice d’un tel désordre des rangs qui porterait l’atteinte la plus grave à la dignité royale depusi que l’on avait contraint son frère le roi Louis XVI à lever son verre à la santé de la nation.

Même dans les pires auberges de Courlande lorsqu’il avait été chassé par le tsar du château de Mitau et qu’il n’avait plus pour tout soutien que le bras de sa nièce la duchesse d’Angoulême, le roi Louis XVIII n’a jamais dîné en public sans respecter l’étiquette.

Charles X préférerait donc être servi par terre plutôt que de vivre une telle humiliation. Les commissaires se regardaient sans savoir quelle contenance ils devaient prendre devant ce qui pouvait être une simple provocation ou un coup de folie, mais l’extrême fébrilité du vicomte Hocquart ne plaidait pas pour la mauvaise plaisanterie, et l’heure avançait.

Or, si le roi n’était pas servi à l’heure fixée, il faudrait renoncer à obtenir de lui l’audience du soir nécessaire au choix des étapes du lendemain.

Odilon Barrot fit mine de réflechir puis, d’une voix qui se voulait conforme à la gravité de la situation, suggéra que l’on scie la table pour lui donner la forme carrée nécessaire au respect de l’étiquette.

Le vicomte de Caudecoste accepta, bien sûr, le sacrifice de son magnifique mobilier d’acajou, et l’on envoya chercher un menuisier pour que le roi puisse être servi comme il se devait. » (Extrait de « L’été des quatre rois », Camille Pascal, Plon, 2018, pp.533-534)