Les évènements historiques mettant en scène de personnages royaux, et les figures royales elles-mêmes, ont très souvent constitué des motifs d’inspiration pour les compositeurs d’opéras et leurs librettistes. Ces caractères, qu’ils soient admirables ou méprisables, les intrigues qui se nouent autour d’eux, la grandeur du décor dans lequel ils évoluent, les tourments dans lesquels ils sont pris, et qu’ils déclenchent parfois, tout cela constitue un terreau propice au déploiement d’une dramaturgie scénique et musicale dont l’opéra est l’expression idéale.

L’Opéra National de Paris-Bastille affiche en ce moment et jusqu’au 10 février Un Bal Masqué, de Giuseppe Verdi, dont l’argument s’inspire de l’assassinat, en 1792, lors d’un bal au palais royal de Stockholm, du Roi de Suède Gustave III.

Lorsque, en 1857, Verdi se met à travailler sur Un Bal Masqué, il a déjà à son actif de très grands succès : Nabucco, Rigoletto, Le Trouvère, La Traviata, Les Vêpres Siciliennes.

A cette époque, Verdi est lié par contrat au théâtre San Carlo de Naples pour lequel il doit produire un ouvrage. Il s’intéresse à une œuvre du très prolifique  auteur dramatique français Eugène Scribe (qui a écrit le livret des Vêpres Siciliennes) racontant l’assassinat du roi de Suède Gustave III en 1792. Il sollicite alors son ami Antonio Somma, avocat et auteur dramatique, mais novice en matière d’opéra, pour écrire le livret.

L’histoire est la suivante : Gustave III est monté sur le trône de Suède en 1771, à la mort de son père, le roi Adolphe-Frédéric. Il a alors 25 ans et peu de marge de manœuvre, le pouvoir effectif étant détenu par le Parlement, alors déchiré par les affrontements internes. La mère du nouveau roi est une princesse de Prusse, sœur cadette de Frédéric le Grand, et très impopulaire. Gustave entretient avec elle des liens tendus, elle s’est d’ailleurs opposée à son  mariage avec la princesse Sophie de Danemark, qu’elle continue à détester. Pire, en 1778, lorsque la reine Sophie sera enfin enceinte après onze ans de mariage, la reine-mère fera courir le bruit que le père de l’enfant est un noble, le comte Münck, qu’on soupçonne d’être épris de la reine.

A la suite de quoi la reine-mère sera sommée par son fils de reconnaître publiquement la légitimité du bébé royal, puis exilée. Elle ne reparaîtra jamais à la cour.

Mais avant cela, le jeune souverain parvient, avec le soutien de son peuple et de l’armée, à mettre au pas le Parlement factieux et entame alors un règne de despote éclairé, réorganisant la justice, assainissant les finances, encourageant l’instruction, et protégeant les arts.

Francophile, admirateur de la philosophie des lumières, il souhaite renforcer ses liens avec le royaume de France, et se fait céder par celui-ci l’ile de Saint Barthélémy, dont la ville principale sera rebaptisée Gustavia. Le souverain suédois est d’ailleurs apprécié de la reine de France Marie-Antoinette, qui l’appelle Mon cousin, et sera elle-même personnellement liée à un sujet de Gustave III, Axel de Fersen.

Eclairé, donc, mais despote tout de même, le roi de Suède n’hésite pas à imposer par l’autorité des décisions audacieuses sur l’égalité en droit de tous les citoyens suédois, et sur leur libre accès à l’ensemble des fonctions publiques. Autoritaires et abusives, telles apparaissent ces mesures aux yeux de la noblesse, qui ne décolère pas de perdre ses privilèges.

Le désir de vengeance se développe en son sein. Le 16 mars 1792, lors d’un bal masqué donné au Palais Royal, Gustave III est gravement blessé par le coup de pistolet d’un nommé Jacob Johan Anckarström, bras armé d’un complot fomenté par le comte de Horn, et meurt quelques jours plus tard.

Son fils Gustave-Adolphe lui succède, alors qu’il n’a que 14 ans. Il est destitué en 1809, et l’année suivante, la Suède ira chercher en France son nouveau roi, Jean-Baptiste Bernadotte, dont est issue la famille royale actuelle.

 

Giuseppe Verdi et son librettiste sont très inspirés par cette histoire et travaillent rapidement. Ils y adjoignent une intrigue amoureuse, totalement inventée, entre le roi Gustave III et l’épouse d’Anckarström, Amalia.

Au début de 1858, l’œuvre est prête et les répétitions peuvent commencer au Théâtre San Carlo. Elles vont s’arrêter très vite.

Comme on le sait, Naples est alors la capitale d’un royaume englobant aussi la Sicile, sur le trône duquel sont assis les Bourbon, et dont les jours sont comptés. Les Bourbon ne badinent pas avec la morale et les censeurs de la cour de Naples interviennent pour faire interdire le nouvel opéra de Verdi en l’état, en raison de ses arrière-plans politiques.

En effet, la moindre allusion à une rébellion contre l’autorité royale, et, pire encore, la représentation sur scène de l’assassinat d’un souverain sont jugées intolérables par une monarchie d’autant plus rigide et intransigeante qu’elle se sent menacée. Et c’est dans ce contexte crispé qu’on apprend qu’une tentative d’assassinat de Napoléon III, perpétrée par un républicain italien, Felice Orsini, vient d’avoir lieu à Paris, un soir que le couple impérial se rend à l’Opéra (alors situé rue Le Peletier), ce qui fournit à la censure une raison supplémentaire de se montrer intraitable.

Verdi et Somma se voient donc dans l’obligation de transformer radicalement leur ouvrage afin d’espérer convenir à la censure. Mais avant même qu’ils s’y attèlent, un fonctionnaire particulièrement zélé du royaume a déjà pris l’initiative de mutiler l’œuvre, de sorte que celle-ci ne ressemble plus à rien. Outré, Verdi obtient de la justice la dénonciation de son contrat avec le San Carlo et repart pour son domaine de Sant’Agata, son opéra sous le bras.

Son imprésario propose alors de le faire représenter à Rome (au Teatro Appollo), à condition toutefois que Verdi et Somma reprennent l’ouvrage pour éviter une nouvelle censure, celle des Etats Pontificaux.

Les deux hommes imaginent dans un premier temps de transposer l’action dans un duché du nord de l’Europe, en Poméranie. Mais le fait qu’un duc soit assassiné continue, à Rome, de susciter des réticences importantes, si bien qu’on écarte vite cette idée.

Verdi et Somma décident donc délocaliser très loin l’intrigue d’Un Bal Masqué et choisissent la ville américaine de Boston. Le roi de Suède, puis le duc de Poméranie, sont rétrogradés au rang de Gouverneur de la ville, et Anckerström, dont la femme vit une passion amoureuse avec le Gouverneur, devient le secrétaire de celui-ci.

Telle est l’œuvre qui, après s’être ingéniée à contourner une censure implacable, est créée le 17 février 1859 et remporte auprès du public romain un triomphe immédiat. (Merci à Pierre-Yves)