Les paroles prononcées par Eva Łączyńska ne relevaient pas du voeu pieux. A peine sa fille rentrée à la maison, qu’elle s’occupa de réaliser son projet de marier sa fille au plus vite avec un homme riche et influent. Il ne semble pas qu’il lui ait été difficile de le trouver. Ci-dessus, le château de Walewice.

Suivons Maria, qui sera désormais Marie, dans ses confidences: « Quelques jours après mon retour sous le toit natal, un samedi qui se trouvait être la veille de la Pentecôte, elle me signifia l’ordre de me préparer une toilette soignée pour le lendemain car, disait-elle, nous irons entendre la messe à l’église paroissiale de Walewice et comme le comte de Walewski, seigneur du lieu a l’habitude d’inviter ses voisins à dîner au château, je présume que nous serons obligées d’y aller et je désire que vous paraissiez avec avantage. » (Fonds Marie Walewska )

Salle-à-mager de Walewice

Marie n’a vu dans cette proposition qu’une occasion de bien s’habiller et de s’amuser.

Le comte Walewski avait 70 ans et était veuf depuis 15 ans, à cette période. Il avait de plus un petit-fils âgé de plus de 9 ans que Maria, raconte-t-elle toujours. Il avait la réputation de vivre retiré dans sa campagne. Sortant de son couvent, elle ne pouvait imaginer ce que sa mère tramait.

A peine au salon, « Les premiers préludes d’échanges passés, ma mère apercevant un piano dans le salon s’empressant de l’ouvrir pour produire ce qu’elle appelait mes talents. J’eus beau résister, il fallut se soumettre de bonne grâce et faire entendre mon répertoire de danses nationales qui bien mal joué sur un piano désaccordé n’en fut pas moins applaudi à grand bruit. » (Fonds Marie Walewska ). Mais Eva Łączyńska ne pouvait se contenter de ce premier effet «  Je suis fâchée de ne pas en savoir autant dit encore ma mère, à mon grand chagrin, vous l’auriez vue danser et c’est son triomphe, c’est là où elle excelle. »

« Et bien Madame, il ne tient qu’à vous de me procurer ce plaisir. Voulez-vous accepter un bal chez moi, je m’empresserai de vous l’offrir. Je le veux bien, répondit ma mère enchantée. C’est à des seigneurs riches comme vous l’êtes, Mr le comte, à donner des réunions aux pauvres voisins comme nous et faciliter aux mères la possibilité de produire leurs filles afin de les établir » Cette scène n’est pas sans rappeler « Orgueil et Préjugés » de Jane Austen, où Madame Bennett ayant cinq filles à marier, emploie un stratagème pour obtenir un bal de Me Bingley, qu’elle pressent comme un mari souhaitable pour sa fille aînée.

Chargées de « cornet de bonbons, de nougat, de bouquets » elles quittèrent le château. Sur le chemin de retour la mère ne perdit pas de temps pour placer ses jalons.

Façade de Walewice

« – Ma chère Marie, me dit ma mère, pendant que nous traversions la grande cour ainsi que les belles avenues du château, si vous pouviez régner ici, cela ne serait pas si mal. J’aurais une vieillesse heureuse et tranquille.
Commet cela ma mère ( car je ne la comprenais pas)
Oh mon enfant, vois-tu, Mr W ( ainsi dans le texte) est vieux, cela est vrai mais aussi il est riche. En vous épousant, il serait tenu pas les usages du pays à vous faire de grands avantages, étant veuf et vous fille. Son caractère est bon, doux, vous en feriez tout ce que vous voudriez. Et ce beau château, ce parc, ce magnifique mobilier nous donneraient un grand bien-être. Vous pourriez aider vos frères, vos soeurs et me faire couler une vieillesse heureuse. »

Dans un premier temps Maria est incrédule, voire interdite. Eva Łączyńska insista :
«  – Si vous vouliez mettre un peu de complaisance, de bienveillance, je suis plus que certaine que la semaine prochaine après le bal, il ne demanderait pas mieux que vous donner le titre de comtesse de W. et son beau château.
Ah ! Que Dieu m’en préserve ! fut la réponse qui m’échappa.
A peine l’eus-je lancée qu’un vigoureux soufflet m’en fit repentir. Habituée à craindre et honorer ma mère, je ne répliquais plus. Mes larmes m’inondèrent tandis qu’elle continuait à m’accabler de reproches. »

S’il est vrai que les jeunes filles savaient que leur mari serait choisi par la famille, elles ne s’attendaient pas à épouser un vieux barbon. Le mariage était une loterie. Certaines tiraient le bon lot, d’autres pas. Marie avait conscience que la situation financière de sa famille n’en faisait pas un grand parti, malgré sa beauté, son instruction et son intelligence. Pas de dot et une situation mondaine écornée ! Sa mère lui reprocha alors d’être une charge pesante pour la famille, d’oublier qu’elle lui devait son éducation et qu’il valait mieux épouser un homme âgé mais riche que de vivoter. Mais les soixante-dix ans du comte Walewski était une idée à laquelle la jeune fille de quinze ans et demie ne pouvait se résigner. De plus, elle pensait que lui-même n’aurait pas cette idée ridicule.

Mais la magie d’un bal lui fit oublier ces préoccupations. Les bouquets, les guirlandes de fleurs, une robe en gaze lui permirent d’oublier comment et pourquoi ce bal était organisé. Et le jour du bal arriva. Eva Łączyńska insista avant le départ sur l’espoir qu’elle mettait en sa fille. C’était un grand bal avec de nombreux invités que le comte Walewski recevait, en tenue de chambellan du roi Stanislas Poniatowski. Il attendait Maria avec une impatience qu’il ne dissimula pas . « J’attendais impatiemment la reine de mon bal. » Maria était éblouie et embarrassée à la fois. Tant de monde, tant de compliments lui tournaient la tête.

Escalier de Walewice

Le comte Walewski ouvrit le bal avec Eva Łączyńska et Maria eut pour cavalier un jeune homme «  de l’extérieur le plus distingué » qu’elle avait remarqué en arrivant mais dont elle n’avait pas compris le nom lors de sa présentation. Elle dans avec lui plusieurs polonaises de suite, séduite par l’esprit, l’aisance et l’allure du jeune homme dont le nom que le comte Walewski introduisit ainsi « Voici un oiseau de passage que j’arrêtai au vol pour vous présenter un partner ( sic) digne de vous : Comte Souvorov !…Je ne saurais rendre le bouleversement intérieur que je ressentis au retentissement de ce noms connu pour avoir figuré parmi les ennemis les plus acharnés de notre patrie. »

Arkady Souvorov, cousin de l’amoureux de Marie

En effet, probablement l’oncle du jeune homme, le comte Alexandre Souvorov (1730-1800) comte de Rymnik, prince d’Italie, comte du Saint-Empire romain germanique, généralissime au service de l’Empire russe, était un des militaires russes les plus honnis en Pologne. Il fut chargé par Catherine II d’écraser l’insurrection fomentée par Tadeusz Kościuszko. Il est le responsable du massacre de Praga, où rappelons-le, le 4 novembre 1794 par le massacre de Praga, dont il a été parlé plus haut.

Salle de bal d’un château en Pologne

« En un mot, c’était un russe  ! Et mon coeur se soulevait contre cette origine. Je la voyais teinte du sang de mes compatriotes, oppressant ma terre natale. » » dit-elle en parlant du beau jeune homme. Et c’est avec horreur qu’elle regardait désormais celui qui lui avant plu portant un nom qui lui était odieux. Le comte Souvorov de son côté avait été séduit et charmé par Marie et il prit son embarras pour de la timidité, normale chez une jeune fille bien élevée.

A la fin du bal quand le comte Walewski la complimentait sur sa conquête, aimable mais sans doute un peu hypocrite, et qu’il lui vantait l’immense fortune du jeune homme, elle répliqua : « Il la doit sans doute aux confiscations de victimes nobles et dignes que son père a dépouillées . Fi! L’horreur, ne m’en parlez pas. » Toujours conciliant le comte Walewski lui vanta les mérites du jeune homme qui contrevenait à son père avait les meilleurs sentiments envers les Polonais.
« – Ne le repoussez donc pas, Mademoiselle Marie, son admiration doit au moins lui valoir un bon accueil.
Ah ! Monsieur, un Russe ne doit jamais s’attendre à un bon accueil de ma part. »

Pour comprendre cette horreur des Russes, il faut se souvenir qu’ils avaient tué et son père et précipité sa famille dans la gêne.

Marie Walewska par Lefèvre


Propriété de la famille Walewski

Le comte Walewski eut alors un jeu subtil. Il avança ses pions en disant :

«- Si je me mettais sur les rangs avec lui, Mademoiselle Marie, hein, que diriez-vous ? Me donneriez-vous la préférence ?
Laissons ce propos Monsieur le comte.
Non, non, je veux vous mettre au pied du mur et voir jusqu’où peut aller votre patriotisme…Si vous n’aviez d’autre chance qu’un vieillard compatriote et un jeune et aimable russe, lequel de nous…
Certainement à mon compatriote, si je n’avais pas d’autre porte de sortie. »

Et elle n’avait pas d’autre porte de sortie. Souvorov, probablement intrigué par le long aparté entre Walewski et Marie, et surtout par sa froideur soudaine, tenta à nouveau de séduire la jeune fille.

Elle déclara « Je restais muette, froide et sèche, sans plus poser mes yeux sur les siens. J’avais peur de son regard. Il me paraissait porter le privilège de la fascination. Je l’avais éprouvé »

Au moment où sa mère et elle montaient en voiture, Souvorov s’approcha et lui dit : «  Je serais trop malheureux si cette délicieuse soirée à laquelle j’avais si loin de m’attendre ici ne devait me laisser que des souvenirs ! Je n’eu ni le temps, ni la force de répondre, dégageant ma main qu’il pressait sur son coeur, je m’élançais dans la voiture avec l’élan de la crainte échappant au danger. »

Elle continue dans son récit « J’eus beau vouloir repousser l’image que j’entourais de toutes les haines de mon patriotisme, elle revenait sans cesse armée de tout son prestige de séduction, de ce regard que j’avais fixé à peine et qui me poursuivait avec toutes ces expressions d’amour, toutes ces promesses de bonheur et ferait palpiter mon coeur ! Inutilement en cherchais-je d’autres, je fus effrayé de n’y avoir vu personne, remarqué personne que lui seul ! Tout s’effaça jusqu’au souvenir de la fête, de la danse, du plaisir, tout excepté lui!. »

Aveu à peine en demie-teinte qu’elle n’avait pas été insensible au charme du beau russe au nom honni !

De retour à la maison est plus que troublée par cette rencontre inattendue, Marie se tourna vers la prière : « Mon Dieu, mon Père ne permet pas que je donne mon coeur et mes affections à un ennemi de ma patrie et de ma religion. » Elle cherche aussi des réponse à ses doutes dans la lecture de « L’imitation de Jésus-Christ. »

Des voisins de campagne vinrent en visite le lendemain et n’épargnèrent pas Marie en lui posant des questions sur ses intentions, sur ses résolutions car chacun supposait qu’elle ne pouvait refuser un tel parti, mais elle ne semblait pas changer d’avis. Pour elle un Russe reste l’ennemi, aussi beau garçon et riche soit-il. Mais ce n’est pas sans un pincement au coeur qu’elle le dit. Le comte Walewski et le comte Souvorov vinrent aussi en visite. Marie était sur des épines car le jeune homme se montrait non seulement charmant mas attentif à l’histoire de la Pologne, à ses vicissitudes, à ses hommes célèbres. Lors d’une promenade dans le parc, il arriva ce que la jeune fille redoutait le plus. Il se déclara en lui disant : « Seriez-vous assez insensible, assez cruelle pour me refuser ? » Tremblante de la tête aux pieds, car elle savait sa réponse définitive, elle lui dit que « le soin de lui faire trouver le bonheur ne m’était pas réservé, que de trop grandes distances nous séparaient pour pouvoir nous rapprocher. »

Souvorov insista et Marie en s’éloignant lui dit « Jamais, jamais! » Elle se réfugia dans sa chambre pour pleurer et prier. Sa mère l’y trouva sans un état effrayant et lui recommanda de dormir. Mais après une nuit agitée, elle était dans les mêmes dispositions. Son coeur était partagé entre l’amour qu’elle éprouvait pour Souvorov et ses devoirs envers sa patrie.

Le comte Walewski vint aux nouvelles dès huit heures du matin et surtout en messager du jeune homme qui offrait sa fortune à Marie, lui promettait d’acheter une propriété en Pologne afin de ne pas la séparer des siens. Sa mère monta lui transmettre la demande en mariage. Elle lui dit le bien qu’elle pensait de Souvorov mais elle lui dit aussi qu’elle préfèrerait qu’elle épousât le comte Walewski mais qu’elle comprenait très bien que Marie lui préférât le jeune et beau Souvorov. Elle lui dit aussi que si elle ne l’acceptait pas, Walewski la demanderait en mariage et qu’elle souhaitait qu’il soit écouté. Eva Łączyńska allait droit au but. c’était l’un ou l’autre. Marie était libre de choisir mais elle devait choisir et pas question de refuser et l’un et l’autre. Marie, en fille obéissante finit par céder et elle choisit d’épouser Walewski, « Le bonheur n’est plus fait pour moi. J’y ai renoncé de mon plein gré. J’ai pris la raison pour guide etc elle se trouve en opposition avec mon coeur. »

Eva Łączyńska fût satisfaite de son consentement qui comblait ses espérances, sa fille mariée au gentilhomme le plus riche de la région, polonais de surcroît. Peu importait son âge, Marie allait régner sur le domaine de Walewice.

La jeune fille ouvrit enfin la lettre de Souvorov que sa mère lui avait apportée qui se terminait ainsi « Dictez des lois, je m’y soumettrai aveuglément. Patrie, fortune, avenir contre ton cour, ta main est un échange bien doux. »

Le coeur brisé par son choix, Marie fut entre la vie et la mort pendant trois semaines. Quand elle revint à elle, elle trouva sa mère et le comte Walewski à son chevet. Ils avaient fait tout ce qu’il pouvait pour la soigner en appelant les meilleurs médecins de Varsovie. Mais la vue du comte raviva sa peine et elle mit trois mois à se remettre. Elle demanda des nouvelle de Souvorov. Il était reparti à Saint-Petersbourg dès le lendemain de son refus.

« Je revins à la vie mais à regret. Je m’étonnais qu’un rayon de bonheur à peine entrevu, échappé aussitôt, ait vu décolorer et flétri mon existence, briser mon coeur si profondément. »

Le comte Walewski, en grand seigneur, lui offrit de reprendre sa parole et de la laisser libre d’épouser qui elle voulait. Mais ayant renoncé au bonheur d’aimer et d’être aimée, par son sentiment patriotique exacerbé, Marie refusa. Elle allait épouser le vieux comte et se consacrer à celui qui ne souhaitait qu’être son ami. Souvorov ne reparut plus dans sa vie. (Merci à Patrick Germain pour cette deuxième partie)